La loi ELAN et l’accessibilité numérique
Cet article date de 2018, mais l’analyse critique du discours sur les supposés bénéfices induits de l’accessibilité numérique, proposée par notre regretté collègue Jean-Pierre Villain, reste tout à fait pertinente aujourd’hui.
La loi ELAN fait beaucoup parler d’elle dans le monde du handicap, notamment l’article 18 qui réduit à 20 % [1] l’exigence d’adaptation des logements neufs aux personnes handicapées.
Cette annonce a eu l’effet d’un tollé, car elle remet en cause la notion d’accessibilité universelle, socle du cadre législatif de 2005.
Les raisons de ce revirement spectaculaire sont nombreuses. Si certaines sont politiques, d’autres, plus insidieuses, sont vraisemblablement liées à la manière dont on essaye de promouvoir l’accessibilité.
« L’accessibilité bénéficie à tous »
C’est le mantra d’une partie du milieu du handicap qui met en avant les bénéfices de l’accessibilité pour tout un chacun et présente cette approche comme un levier indispensable à l’inclusion.
L’emblème de cette approche est un parent avec poussette, qui bénéficie des abaissements de trottoir ou des rampes d’accès pour les établissements recevant du public (ERP) : conçues pour les personnes handicapées, ces adaptations permettent à tous de circuler plus facilement.
Dans un effort désespéré qui vise à démontrer ce qui semble être une évidence, un représentant de l’APF ajoute même les livreurs à la longue liste des bénéficiaires dans un de ses tweets interpellant le gouvernement. Oui, les livreurs vont effectivement avoir la vie plus facile dans une société inclusive.
Et pourtant, force est de constater que ça ne marche pas.
L’article 18 de la loi ELAN, qui est, selon l’avis du Défenseur des droits [2], « […] de nature à porter atteinte aux droits des personnes handicapées […] »
est une bonne démonstration des effets pervers possibles de cette approche.
« La personne handicapée est inadaptée à la vie en société »
Cet article de loi opère un changement de paradigme fondamental en affirmant une chose simple : la construction des logements neufs doit se faire aux bénéfices de tous et pas seulement conformément au droit des personnes handicapées.
Parmi les arguments avancés, on peut en relever au moins deux qui illustrent ce changement de paradigme.
- Le premier est que les adaptations nécessaires viendraient diminuer certaines surfaces, ce qui serait par exemple problématique dans le cas d’une famille nombreuse qui a besoin de plus d’espace dans les chambres que dans la salle de bain [3].
- Le second est que ces mêmes adaptations, nous y reviendrons, seraient un frein pour pouvoir construire plus, plus vite et moins cher.
Le fait de disposer de logements plus spacieux et le droit de disposer d’appartements neufs accessibles sans adaptation sont mis sur le même plan. La situation de handicap, ou plus exactement les normes qui répondent aux besoins d’adaptation, sont ainsi qualifiées d’entraves qui ne permettraient pas de répondre aux besoins de tous.
C’est indiscutablement une régression de la notion essentielle qui fonde le droit des personnes handicapées, socle de la Convention relative aux droits des personnes handicapées, signée et ratifiée par la France. Elle pose comme principe fondateur le devoir qu’a la société, au nom des droits fondamentaux de la personne humaine, de répondre aux besoins des personnes handicapées.
Le vote de cet article 18 remet clairement en cause ce principe fondateur. Ce n’est plus à la société de s’adapter, mais à la personne handicapée, définie de fait comme inadaptée à la vie dans une société dite « normale ».
En échange est proposé un principe d’évolutivité qui ne fait que confirmer cette approche : en cas de problème (handicap, accident, vieillesse), les appartements seraient conçus pour pouvoir être adaptés, par exemple en déplaçant des cloisons.
On échange une adaptation par défaut par des dispositifs évolutifs et contextuels dont le financement, en outre, ne serait garanti que dans le parc social, ce qui crée de fait une nouvelle discrimination.
Mais quel est le rapport entre l’accessibilité des appartements, les livreurs et l’accessibilité numérique ?
« L’accessibilité numérique bénéficie à tous »
Régulièrement, le petit monde de l’accessibilité numérique est traversé du même questionnement.
Il est difficile de convaincre des structures publiques ou privées de rendre leurs sites et leurs applications accessibles au seul motif de l’inclusion des personnes handicapées, malgré un argument moral indiscutable encadré par plusieurs textes de loi.
Depuis très longtemps, comme dans le bâti, certains essayent donc de promouvoir l’accessibilité des sites et des applications en expliquant que cela bénéficie à tout le monde.
Deux téraoctets de bande passante par jour
Au début des années 2000, on expliquait que le recours exclusif à la mise en page CSS, fer de lance de l’accessibilité du début du siècle, allait faire gagner énormément de bande passante en économisant les octets de code nécessaire à l’utilisation des tableaux de mise en forme.
On citait à l’envi le passage en full CSS du site d’ESPN en 2003, qui aurait fait gagner jusqu’à deux téraoctets de bande passante par jour, soit environ 70 fois ce que vous consommez par mois sur internet [4].
Les poussettes du numérique
Puis les arguments se sont enchaînés : augmentation mécanique du nombre de visites et accroissement du chiffre d’affaires qui en résulterait ; amélioration des performances de référencement ; amélioration de la consultation d’interfaces dans un environnement lumineux, ou de vidéos dans un environnement bruyant ; ou encore amélioration de la qualité générale du site sont parmi les plus cités.
Dernier avatar : la notion de « handicap situationnel [5] », symbolisée par un jeune parent qui consulte son téléphone avec un bébé dans les bras, dont la situation serait comparable à celle d’une personne handicapée qui aurait perdu l’usage d’un membre supérieur.
Supposons que ces bénéfices soient réels. Essayons donc de comprendre pourquoi une entreprise qui a économisé des millions de dollars en bande passante en 2003 continue de proposer un site inaccessible. Pourtant ESPN se bat probablement au quotidien pour augmenter ses statistiques de visites, propose des interfaces qui sont probablement consultées en plein soleil et des vidéos en environnement bruyant, paye très cher des équipes destinées à améliorer la qualité du site et possède sans doute beaucoup de jeunes parents dans son public.
« Nous avons des priorités »
Dans un monde idéal, sans limites de moyens, l’accessibilité ne serait pas si difficile à mettre en place. Un professionnel sérieux qui aime faire correctement son travail est aussi un citoyen qui juge le plus souvent que oui, évidemment, il faudrait que tous les sites ou applications soient accessibles.
Mais nous vivons dans un monde dans lequel la complexité technologique, la course à l’innovation, la compétition, les difficultés, les ambitions ou l’appât du gain créent des contraintes particulièrement fortes.
Créer ou gérer un site web, c’est faire des choix de technologies, de méthodes, de prestataires, de stratégies et arbitrer des difficultés.
Et en cas de difficultés, tous les professionnels de l’accessibilité pourront en attester, on vous dira : « nous avons des priorités », priorités qui auront pour conséquence d’abandonner, de réduire ou de reporter l’accessibilité.
De même que le gouvernement a défini une priorité : « […] loger plus, plus vite et moins cher [6] […] »
qui justifie l’arbitrage (réduire l’exigence et reporter à plus tard la mise en accessibilité effective) par le fait que « […] notre société est bloquée par des normes qui doivent servir à tous [7] […] »
.
Cela rebat les cartes d’un drôle de jeu où tout ce qui ne sert pas à tous pourrait être « arbitré », c’est-à-dire reporté sine die, ou faire l’objet de traitements alternatifs.
Avoir des rampes d’accès aux bâtiments, des abaissements de trottoirs ou des ascenseurs dès le troisième étage : « oui, parce que tout le monde en bénéficie ! »
Avoir des appartements accessibles sans aménagement : « non, parce que ça ne bénéficie en premier lieu qu’aux seules personnes en situation de handicap. »
Certes les effets de bord de cette approche n’expliquent pas à eux seuls la régression qu’inaugure la loi ELAN pour les droits des personnes handicapées, qui est surtout le fait d’une volonté politique. Néanmoins, la petite musique qui s’est installée depuis tant d’années a ouvert une brèche : on a mis sur le même plan des améliorations qui facilitent la vie de tout le monde et des adaptations qui sont essentielles à certains.
D’aucuns, de bonne ou mauvaise volonté, finissent par considérer qu’il est tout aussi important de disposer de logements suffisamment spacieux que de logements adaptés. En conséquence, si les logements adaptés diminuent la surface de certaines pièces, on est dans une situation arbitrable.
« Ce site est accessible à tous, y compris aux personnes en situation de handicap »
Dans le numérique, nous sommes confrontés à ce même mécanisme : rendre comparable une exigence liée à un droit fondamental encadré par la loi à des objectifs de toute nature, souvent sous contraintes économiques, pour lesquels l’accessibilité est vue comme un frein.
Lorsque l’on dit que « l’accessibilité pour les personnes en situation de handicap va bénéficier à tout le monde »
, on prend le risque de brouiller le message initial.
Ce qui est particulièrement illustré par cette phrase que l’on voit de plus en plus s’installer dans les déclarations de conformité : « Ce site est accessible à tous, y compris aux personnes en situation de handicap » qui considère, de fait, que la situation de handicap n’est qu’un aspect d’une problématique plus générale d’amélioration pour tous.
C’est ici que se cache l’effet pervers. En assimilant l’accessibilité aux personnes handicapées à des améliorations qui vont bénéficier à tout le monde, on laisse la porte ouverte à considérer, en cas de difficulté, que ces « améliorations pour tout le monde » peuvent être reportées après le traitement des priorités essentielles.
Or, la prise en charge de l’accessibilité pour les personnes handicapées est tellement essentielle qu’elle fait l’objet d’une loi, ce qui n’est naturellement pas le cas des améliorations et des bénéfices supposés pour tous.
Si l’on ajoute à ça le fait que, dans le numérique, ces bénéfices sont mensongers ou dogmatiques, on comprend mieux leurs potentiels effets néfastes en termes de perception du sujet et d’intégration dans les processus de décision.
« Ce site est accessible aux personnes en situation de handicap »
L’accessibilité est difficile à promouvoir : cela nécessite de la volonté, de la ténacité, beaucoup de pédagogie et la maîtrise de l’art du compromis.
Cela implique de répéter sans cesse qu’il ne s’agit pas d’améliorer quoi que ce soit. Il s’agit simplement de « réparer un truc cassé », parce qu’il est fondamental que tous puissent accéder et utiliser un site ou une application au nom des droits de la personne humaine.
Chaque fois que vous défendrez l’accessibilité en parlant de bénéfice pour tous, du fait que l’on va tous vieillir, ou qu’un barman dans une discothèque est en situation de handicap, vous serez en position d’échec et vous transformerez peu à peu votre intervention en une négociation de marchand de tapis sur le dos des personnes en situation de handicap.
Utiliser ces arguments, c’est reconnaître que le droit des personnes handicapées à vivre comme tout le monde ne suffit pas.
Ne faites pas ça. Affirmez et répétez sans cesse le droit des personnes handicapées, ou le droit tout court. Montrez-vous pragmatique, c’est-à-dire intransigeant sur les résultats et raisonnable sur les objectifs.
N’écrivez pas « Ce site est accessible à tous, y compris aux personnes en situation de handicap », écrivez plus simplement « Ce site est accessible aux personnes en situation de handicap » parce que cet objectif ne doit pas être négociable.
1 commentaire
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Merci pour cette surprenante réflexion qui montre un aspect méconnu de l’accessibilité.