« Je vais m’arranger : comment le validisme impacte la vie des personnes handicapées » : interview de Marina Carlos
Cet article date de 2020, mais son contenu est, hélas, toujours d’actualité.
« L’accessibilité n’est ni un “effort” ni un “geste” envers les personnes handicapées mais une étape nécessaire destinée à corriger des politiques discriminatoires afin de construire une société juste. »
Dans son livre Je vais m’arranger : comment le validisme impacte la vie des personnes handicapées, Marina Carlos explique ce qu’est le validisme et les conséquences concrètes qu’il a sur le quotidien des personnes handicapées.
Cet essai de première main, engagé et mémorable, est une lecture incontournable pour mieux comprendre l’oppression systémique des personnes handicapées en France.
Les illustrations présentes dans le livre renforcent le propos de Marina Carlos grâce au talent de Freaks, une artiste-autrice autodidacte également engagée contre le validisme.
Nous avons interviewé Marina Carlos pour mieux comprendre sa démarche et ses revendications, ainsi que son travail d’écriture et d’auto-édition.
Qui est Marina Carlos ?
Marina Carlos est une activiste franco-portugaise. Après avoir travaillé durant 5 ans dans le domaine du Social Media, elle se focalise sur la création de contenus concernant les droits des personnes handicapées et écrit, en français et en anglais, des textes sur le validisme et notamment sur l’accessibilité, ainsi que sur la représentation des personnes handicapées dans les médias. Je vais m’arranger : comment le validisme impacte la vie des personnes handicapées est son premier livre.
Access42 : Bonjour Marina ! Comment vas-tu en cette fin d’année 2020 ?
Marina Carlos : Bonjour ! Je vous avoue que cette année 2020 est un ascenseur émotionnel : la pandémie de coronavirus a vraiment exacerbé mon anxiété et l’isolation sociale a un effet conséquent sur ma santé, mentale et physique. Heureusement, j’ai un énorme soutien émotionnel et physique et des projets sur lesquels je peux me concentrer… Une vraie bouffée d’air frais !
Access42 : Dans ton livre, pourquoi avoir choisi de centrer ton propos sur le validisme ? Quel était ton objectif ?
Marina Carlos : Le validisme et ce qu’il désigne, c’est-à-dire l’oppression systémique des personnes handicapées, est quelque chose dont on parle encore très peu aujourd’hui.
Avec Je vais m’arranger : comment le validisme impacte la vie des personnes handicapées, je souhaitais mettre en lumière la réalité du handicap en France et, notamment, expliquer et développer la notion de validisme de manière accessible, afin que des personnes handicapées puissent s’y retrouver et mettre des mots sur leurs ressentis et/ou expériences, mais aussi pour que toute personne valide intéressée par le sujet puisse en savoir plus.
Au travers de 5 thématiques (comme l’accessibilité ou la représentation dans les médias) et d’exemples concrets, je montre l’omniprésence du validisme et tente d’éduquer sur cette oppression que subissent près de 12 millions de personnes ayant un handicap en France.
Access42 : Comment as-tu pris conscience du caractère systémique des discriminations et violences que tu as pu subir personnellement ?
Marina Carlos : Après avoir travaillé durant 5 ans dans le domaine du Social Media, je me suis retrouvée dans une période où j’étais dans l’impossibilité de travailler et ai, dès lors, commencé à être plus active sur Twitter concernant mes expériences en tant que personne handicapée.
J’en ai donc profité pour suivre d’autres personnes handicapées et collectifs, m’éduquer, me déconstruire et les réseaux sociaux ont été une vraie mine d’or afin de trouver des ressources, notamment en anglais, pour me rendre compte du caractère systémique de ce que je vivais dans mon quotidien.
Access42 : Il existe beaucoup d’expressions différentes pour parler des personnes handicapées : « personnes handicapées », « personnes en situation de handicap », mais aussi « personnes autrement capables », « personnes atypiques », « personnes à besoins spécifiques »… Que penses-tu de cette évolution de vocabulaire ?
Marina Carlos : Je pense que ces évolutions montrent la peur et la distance que les gens veulent prendre avec le handicap. Ce dernier est encore perçu comme négatif et des termes comme « personne autrement capable » semblent vouloir tout dire sauf le mot « handicap ».
J’ai moi-même eu du mal à accepter de parler de moi en tant que « personne handicapée » lorsque je le suis devenue, mais après plusieurs années et grâce aux ressources qui m’ont permis de m’éduquer, je ne perçois plus ce mot comme quelque chose de « réducteur », il sert simplement à me qualifier.
Access42 : On entend souvent dire que les adaptations de l’environnement aux besoins des personnes en situation de handicap bénéficient à tout le monde. Par exemple, les rampes d’accès seraient utiles aussi bien pour les personnes concernées par le handicap moteur que pour les poussettes. Certaines approches sont allées jusqu’à créer la notion de « handicap situationnel » : la situation d’une personne à qui il manque un bras serait comparable à celle d’un jeune parent qui tient son enfant dans ses bras. Ces argumentaires te semblent-ils pertinents pour sensibiliser des personnes valides à l’accessibilité ?
Marina Carlos : Je pense que souvent, lorsque l’on parle de ces sujets, des termes comme « besoins spécifiques » sont utilisés lorsque l’on parle des personnes handicapées, alors que l’accessibilité, le fait de pouvoir naviguer dans l’espace public facilement, n’est pas un « besoin spécifique », mais bien un droit, stipulé par des lois et des conventions internationales.
Mais effectivement, se battre pour une société accessible, c’est permettre à tout le monde d’accéder à l’espace public et d’être inclus. Lorsque la société sera accessible aux personnes handicapées, elle sera de facto accessible à toutes et à tous.
Cependant, il me semble incorrect de comparer les expériences discriminatoires que subissent les personnes en situation de handicap à des « difficultés » auxquelles les personnes valides peuvent être confrontées ici et là. Une personne en fauteuil roulant ne pourra pas entrer de manière autonome dans un établissement pourvu de marches et sera discriminée de par son handicap.
Une personne avec une poussette pourra y accéder, ça sera juste plus compliqué. Cette différence est majeure et ne peut être minimisée et c’est cette notion de discrimination et de droits des personnes handicapées qui doit être centrale et que l’on se doit de combattre pour une société juste, qui ne laisse personne derrière.
Access42 : Depuis quelques années, les voix des militant·es et activistes anti-validisme semblent prendre de l’ampleur. Elles promeuvent une approche politique du problème de l’inclusion des personnes handicapées dans la société. En France, il y a par exemple le CLHEE (Collectif lutte et handicaps pour l’égalité et l’émancipation), créé en 2016. En quoi cette forme d’activisme peut-elle faire bouger les choses, selon toi ?
Marina Carlos : Le handicap a toujours été vu comme une thématique apolitique et remettre ce sujet dans un contexte politique et de projet de société est essentiel pour appréhender les enjeux liés aux droits des personnes handicapées.
Il faut sortir de cette vision du handicap en tant que sujet émotionnel, charitable pour se poser les bonnes questions et avancer, en interagissant en étroite collaboration avec les groupes militants et en respectant ce fameux motto venant d’activistes sud-africains « Nothing about us without us » (« Rien sur nous, sans nous »).
Access42 : Dans ton livre, tu démontres que la lutte des personnes handicapées contre les discriminations et le validisme est stigmatisée : tantôt elle est perçue comme « radicale », tantôt on accuse les personnes handicapées de « se victimiser ». Prendre la parole malgré tout, notamment sur les réseaux sociaux, permet de combattre cette tentative de silenciation de revendications pourtant fondamentales. Que te coûte cet activisme ?
Marina Carlos : Être active sur les réseaux sociaux et parler de ces thématiques peut être épuisant mentalement et prendre beaucoup d’énergie : en effet, devoir rappeler qu’en tant que personnes handicapées, nous avons des droits (comme celui de vivre de manière autonome) qui doivent être respectés est d’une grande violence.
Mais les réseaux sociaux, c’est aussi partager ses expériences avec d’autres personnes qui vivent les mêmes choses, un espace de parole et d’émancipation… l’objectif étant de réussir à « équilibrer » tout ça afin de ne pas se « perdre ».
Access42 : À la fin de ton livre, tu mets en lumière 8 activistes handicapé·es féministes et souvent LBTQ (lesbiennes, bisexuelles, transgenres, queer). Pourquoi ce choix ?
Marina Carlos : Tout d’abord, je voulais remercier ces personnes, qui m’ont permis de m’éduquer, de me déconstruire, de me rendre compte que ce que je vis n’est pas que personnel, mais collectif et sociétal.
Aussi, les médias renvoient une image très « réduite » des personnes handicapées : ce sont souvent des hommes, blancs, hétérosexuels et je sais qu’il est primordial de pouvoir montrer la diversité des personnes handicapées, tant au niveau de leurs handicaps qu’au niveau de leurs identités… Cette représentation nuancée et variée est importante pour sortir de cette image homogène et réductrice de « la personne handicapée ».
Et ces personnes sont aussi des ressources en plus de mon livre, des personnes à suivre pour pouvoir comprendre le sujet de manière différente, vu que certaines d’entre elles sont à l’intersection de plusieurs oppressions, comme le racisme ou l’homophobie.
Access42 : Pourquoi as-tu auto-édité ton livre ?
Marina Carlos : Suite à mes textes et mon activité sur Twitter, j’ai été contactée en 2018 par une maison d’édition pour écrire un livre. J’ai alors commencé à réfléchir sérieusement à ce projet qui semblait arriver au moment opportun.
La proposition n’a pas aboutie, mais ayant déjà en tête ce projet, j’ai continué dans cette direction en travaillant pendant un an environ avec l’illustratrice Freaks et ai pris la décision quelques mois plus tard, et après d’autres échanges avec des maisons d’édition qui n’ont pas abouti, de publier ce livre en auto-édition.
Access42 : Que retires-tu de ce travail d’écriture et d’auto-édition ? Quelles réactions ton livre a-t-il suscitées jusqu’à présent ? Comment le vis-tu ?
Marina Carlos : L’auto-édition m’a vraiment permis de garder le contrôle sur mon contenu et ma tonalité. Cela a été un véritable exercice de créer ce livre, car mon objectif était vraiment de créer une sorte d’introduction au validisme et étant donné la densité du sujet, il a fallu trier/organiser/choisir les informations pertinentes et impactantes sans pour autant submerger le lectorat !
Depuis sa sortie, je suis vraiment touchée par tout le soutien reçu et très fière d’avoir mené à bien ce projet et tenté d’apporter ma petite pierre à l’édifice !
Access42 : Pour terminer, quel coup de cœur en matière de lecture ou de série souhaiterais-tu partager ?
Marina Carlos : L’année dernière, j’ai découvert et dévoré la série « Crazy Ex-Girlfriend », une comédie/drama remplie d’interludes musicaux qui aborde de nombreux thèmes dont celui des maladies mentales, créée et menée par l’incroyable Rachel Bloom ! Je la recommande vivement !
Pour en savoir plus
Pour acheter son livre Je vais m’arranger : comment le validisme impacte la vie des personnes handicapées, et soutenir le travail de Marina Carlos, vous pouvez utiliser les liens suivants :
- version Papier sur Amazon ;
- version numérique sur le site web de Marina Carlos. À noter qu’une version accessible au format .docx est disponible.
Le livre existe également en anglais sous le titre I’ll figure it out: how ableism impacts disabled people’s lives.
De plus, vous pouvez suivre Marina Carlos sur Twitter et sur Instagram.
De notre côté, nous remercions chaleureusement Marina pour sa disponibilité, ainsi que Freaks pour sa permission de republier certaines de ses illustrations.
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