Transcription du podcast « Luce Carević, experte en accessibilité numérique chez Access42 : “En entreprise, les personnes handicapées ont peur d’être stigmatisées” »
Voici la transcription intégrale du troisième épisode de la saison 3 du podcast Rebond, vivre avec le handicap édité par le journal Le Monde, pendant lequel notre collègue Luce Carević est interviewée.
Vous pouvez écouter le podcast.
Joséfa Lopez – Prévoir des postes adaptés, organiser le temps de travail, former les collaborateurs… Autant de mesures que les entreprises peuvent mettre en place pour accueillir des salariés en situation de handicap. Mais aujourd’hui, avec le développement et la généralisation des outils numériques, il est possible d’aller plus loin pour permettre plus d’inclusion.
Alors, comment adapter son entreprise ? Quels outils numériques mettre concrètement en place ? Comment infuser une véritable culture d’un numérique inclusif ? Et comment toutes ces démarches peuvent-elles devenir une opportunité pour les entreprises ? On en parle dans Rebond, un podcast du Monde réalisé en partenariat avec l’Agefiph.
Joséfa Lopez – Bonjour et bienvenue dans ce podcast, je m’appelle Joséfa Lopez, je suis journaliste au Monde, et pour cet épisode de notre série qui interroge le numérique, l’emploi et le handicap, je reçois Luce Carević. Bonjour !
Luce Carević – Bonjour !
Joséfa Lopez – Vous êtes directrice de production et experte accessibilité numérique chez Access42. Access42, c’est un cabinet de conseil qui accompagne depuis 2014 les entreprises et les administrations publiques dans la mise en place et le suivi de leur politique d’accessibilité numérique.
Pour commencer, j’aimerais donner quelques chiffres : en France, une personne sur six est en situation de handicap. Il y a le handicap de naissance, mais aussi celui qui vient au cours de la vie, après un accident, après une maladie, et ça représente finalement 85 % des cas de handicaps.
Alors pour une entreprise, adapter ses outils c’est donc toucher à la fois de futurs salariés, mais aussi des salariés dans l’emploi.
Joséfa Lopez – Que dites-vous aux entreprises que vous accompagnez, chez lesquelles vous allez auditer ?
Luce Carević – Alors, nous on est souvent plutôt sollicités par les entreprises qui se posent des questions justement parce que certains de leurs salariés rencontrent parfois des difficultés suite à certaines maladies… C’est souvent le cas sur la déficience visuelle, où l’on a des personnes qui ne peuvent plus utiliser certains outils. Et donc là, on est sollicités pour essayer de voir pourquoi ces outils numériques ne sont plus ou ne sont pas adaptés au handicap des personnes.
Généralement, ça va passer par un état des lieux des outils numériques. Donc nous, on va surtout donner des conseils techniques sur ces outils-là, les aider ensuite à voir s’il y a des modifications à apporter à ces outils. On travaille surtout sur cet aspect-là pour les entreprises.
Joséfa Lopez – Quels constats faites-vous ?
Luce Carević – Le constat est assez mauvais : globalement, la majorité des outils numériques que ce soit les sites, les applications, les logiciels en entreprise (mais pas qu’en entreprise) ont un niveau d’accessibilité déplorable.
On n’a pas de données très fiables sur le sujet, on a quelques enquêtes au niveau international, mais aussi en France qui montrent que globalement on est sur des chiffres de moins de 10 % d’outils accessibles, voire sur certains observatoires, on parle d’environ 1 % d’outils ou de sites accessibles. On est dans une situation qui est catastrophique actuellement.
Joséfa Lopez – Quels sont les principaux problèmes rencontrés, les points de blocage que vous pouvez constater ?
Luce Carević – On en constate de différents types. Globalement, tous les outils numériques ne sont pas codés correctement pour être compatibles avec les aides techniques qu’utilisent les personnes handicapées.
Les aides techniques qu’utilisent les personnes handicapées sont de toutes sortes : on a notamment des lecteurs d’écran pour les personnes déficientes visuelles ou aveugles. Et si l’outil n’est pas codé correctement, l’outil numérique de la personne handicapée ne va pas du tout pouvoir fonctionner.
Ce qui fait que potentiellement, nous, ce qui nous semble basique comme commander quelque chose sur un site Internet, ou même juste poser ses congés si on prend un outil RH classique — ce sera complètement impossible pour une personne aveugle ; ou pour d’autres personnes qui ont un handicap moteur, c’est pareil, ce sera impossible.
Nous, on interagit principalement avec la souris, ou éventuellement avec un trackpad, là ça va marcher correctement ; mais dès que vous utilisez d’autres outils qui simulent une navigation qu’au clavier par exemple, cela ne fonctionnera pas du tout.
Donc on ne pourra pas interagir avec certains éléments interactifs : pour cliquer sur un bouton ça ne marchera pas. Donc voilà ce sont les principaux blocages qu’on rencontre, la plupart des outils ne sont pas du tout pensés pour s’interfacer avec des outils techniques des personnes handicapées.
Joséfa Lopez – Comment fait-on dans ces cas-là pour que ces deux outils puissent communiquer ?
Luce Carević – Au niveau international, on a des normes techniques d’accessibilité numérique, que normalement les équipes techniques (développeurs, développeuses) sont censées connaître. Ce qui n’est malheureusement encore pas vraiment le cas, ce qui fait que la plupart des outils numériques ne sont pas codés correctement.
Si les personnes respectaient les standards qui sont là depuis une vingtaine d’années, les outils numériques pourraient s’interfacer correctement avec les aides techniques des personnes handicapées.
C’est souvent par méconnaissance que ça ne fonctionne pas. Et on est sur des degrés de technicité très basiques, on n’est pas sur des technologies très avancées, ou un savoir-faire côté technique qui serait hors de portée de la majorité des développeurs et des développeuses.
Joséfa Lopez – Alors pourquoi est-on autant en retard si c’est si simple, c’est un manque de volonté ?
Luce Carević – Il y a un manque de volonté, je pense qu’il y a aussi beaucoup de connaissances surtout. Il y a aussi, pendant très longtemps, que l’obligation légale ne concernait que le secteur public, avec aussi une méconnaissance du sujet, même côté secteur public.
Ce qui fait que la plupart des gens sont de bonne foi et font confiance aux équipes techniques ou aux prestataires qui leur livrent des sites web ou des applicatifs, sans se poser la question de savoir si ce qui a été livré est accessible ou pas, parce qu’il n’y a pas la compétence en interne pour le vérifier.
Donc il y a une certaine confiance vis-à-vis du prestataire technique, qui lui-même n’est pas nécessairement formé, mais qui, comme personne ne lui rend des comptes sur ce sujet-là, ne le fait pas.
Joséfa Lopez – Et peut-être aussi parce que personne en interne, même en tant que salarié, n’est là pour tester ?
Luce Carević – Oui, tout à fait, après c’est toujours un peu compliqué ; les retours qu’on a, nous, quand on travaille avec certaines entreprises de salariés handicapés, c’est que ces personnes-là ne veulent pas forcément signaler qu’il y a des problèmes pour ne pas être stigmatisées, ou ne pas être la personne qui va remonter constamment des problèmes.
C’est toujours un peu délicat quand on est en situation de handicap, notre poste n’est pas toujours pérenne, on peut déjà être en situation de précarité, ou avoir peur de perdre son emploi. Donc, signaler que des outils ne sont pas complètement adaptés, parfois on n’ose pas le faire le faire, tout bêtement.
Joséfa Lopez – Pourtant, aujourd’hui, c’est la loi. Depuis 2019, les entreprises doivent garantir l’accès à l’information et aux services numériques pour les personnes présentant un handicap auditif, cognitif, visuel et physique, pour les entreprises publiques, comme vous le disiez, mais aussi les entreprises privées.
Luce Carević – Oui, alors pour le privé effectivement depuis 2019, mais c’est encore un peu restreint puisque c’est les entreprises qui ont plus de 250 millions de chiffre d’affaires. Ce qui fait qu’effectivement, on n’est pas encore sur un élargissement comme tout ce qui est obligation d’emploi des personnes handicapées, qui finalement concerne toute entreprise au-delà de 20 salariés.
Ici, pour l’accessibilité numérique, c’est plus restreint. On va avoir à partir de 2025 un élargissement de l’obligation. Il y a un décret très récent, qui est paru le 9 octobre de cette année, qui élargit un peu l’obligation d’accessibilité numérique à certains secteurs, notamment à la téléphonie, au livre numérique, au secteur bancaire, aux transports. J’en oublie certainement, je crois qu’il y a les médias aussi, en partie.
Mais ça reste encore assez limité, c’est-à-dire que toutes les entreprises ne sont pas concernées.
Joséfa Lopez – C’est au bon vouloir pour les petites entreprises finalement ?
Luce Carević – Oui, pour les petites entreprises, il n’y aura pas d’obligation, pour l’instant… Peut-être que ce sera le cas.
La plupart des associations, militants et personnes handicapées militent en tout cas pour l’élargissement de l’obligation d’accessibilité numérique à toutes les entreprises – ce qui serait assez logique finalement, puisqu’on ne peut pas avoir d’un côté l’obligation d’employer des personnes handicapées, et en même temps ne pas faire accessible.
Parce que même si on emploie des personnes handicapées, si les outils, ou même les sites web, les applications ne sont pas accessibles, en fait il y a une grande partie des personnes handicapées qui ne peuvent pas être employées, puisque du coup elles n’auront pas les outils numériques pour travailler.
Ça s’est beaucoup vu pendant la période Covid, où tout le monde était en télétravail forcé, et où les gens se sont rendu compte que la plupart des outils de visioconférence n’étaient pas accessibles : on ne pouvait pas dépanner certains collègues en situation de handicap comme on aurait pu le faire plus facilement dans un bureau.
Là, ça devenait beaucoup plus compliqué de savoir comment aider quelqu’un, voire même comment interagir avec la personne, puisque la plupart des outils de discussion instantanée ne sont pas complètement accessibles.
Donc il y a eu une grande prise de conscience sur l’importance des outils numériques et de leur accessibilité à ce moment-là.
Joséfa Lopez – Sans adaptation, sans inclusion, par le numérique, il peut y avoir des conséquences importantes pour les salariés ?
Luce Carević – Tout à fait, il peut il y avoir une baisse de productivité, c’est-à-dire qu’on peut parfois avoir à faire la même action beaucoup plus lentement que quelqu’un d’autre, tout bêtement parce que l’outil n’est pas adapté.
Après, ça peut être assez grave, les conséquences peuvent être aussi une perte d’emploi : il y a eu des cas comme ça, de mise à jour d’outils ou de changement d’outils informatiques qui ont empêché certaines personnes en poste de continuer à travailler parce que l’outil n’était pas accessible.
Il peut y avoir aussi des gros freins dans les carrières professionnelles des salariés qui ne peuvent pas forcément évoluer. On est intervenus sur certains cas comme ça : certaines entreprises se sont rendu compte que tel salarié, qui avait tout à fait les compétences pour changer de poste et évoluer, ne pouvait pas prendre ce poste parce que l’outil numérique qu’il devait utiliser n’était pas du tout accessible.
Après, il y a eu de gros travaux de la part de cette entreprise pour mettre en accessibilité l’outil. Mais ça a ralenti, forcément, l’évolution [de cette personne].
Joséfa Lopez – Quand vous intervenez dans les entreprises, qu’est-ce que vous proposez ? Comment les aidez-vous en quelque sorte à s’adapter ? C’est-à-dire que le but ce n’est pas d’investir dans de nouveaux outils, c’est de partir des outils existants et de les faire évoluer ?
Luce Carević – Oui. Quand les entreprises ont la main sur leurs outils, c’est effectivement des recommandations techniques pour faire évoluer l’outil ou le redévelopper. Sinon, ça peut être éventuellement de proposer d’autres pistes d’outils.
C’est un peu comme dans le bâti : quand quelque chose n’est pas du tout conçu comme étant accessible dès le départ, parfois c’est trop compliqué d’essayer de rajouter l’accessibilité a posteriori, c’est juste impossible.
Parfois, on est obligé de conseiller de changer d’outil ou de le refondre complètement, c’est-à-dire de repartir sur une création d’un nouvel outil.
Joséfa Lopez – Et ça, les entreprises, elles réagissent comment ? Elles sont réticentes à ça ? Finalement, ça a un coût aussi, j’imagine, de faire des évolutions ou d’acheter, d’investir dans de nouveaux outils ?
Luce Carević – Nous, on a plutôt des entreprises qui sont de bonne volonté, mais qui peuvent se retrouver en difficulté parce que simplement elles n’ont pas forcément les moyens, ou alors les outils métier nécessaires pour cette entreprise-là, il n’y en a pas beaucoup ; c’est-à-dire qu’il n’y a pas énormément de solutions numériques pour répondre à leurs besoins fonctionnels.
Le problème, c’est que tout ce qui existe est inaccessible : là, il y a une difficulté parce qu’on n’est pas tous en maîtrise des outils qu’on peut utiliser. On ne développe pas tous ces outils par défaut : bien souvent, on utilise des solutions « clés en main ».
À ce moment-là, effectivement, elles ont des difficultés, parce qu’en fonction de la taille de l’entreprise, on n’a pas toujours un poids pour faire pression sur les solutions numériques qu’on achète pour les rendre accessibles.
Joséfa Lopez – Et donc là ça me fait un peu réagir aussi, c’est-à-dire est-ce qu’il ne faudrait pas intervenir aussi auprès des prestataires ?
Luce Carević – Tout à fait. C’est le problème : l’obligation légale de l’accessibilité numérique est pour l’instant restreinte à certains types d’entreprises privées. Donc, la solution, elle serait toute trouvée : ce serait d’élargir l’obligation d’accessibilité à tous les services numériques qui sont proposés.
Parce que là, par exemple, à partir de 2025 a priori, on a déjà un élargissement sur certains secteurs. Mais, pour beaucoup d’autres secteurs – typiquement, rien que des outils RH : nous, on est souvent sollicités pour ce genre de choses, parce que poser ses congés, ou même quand on est soi-même RH et qu’on évolue là-dedans. Mais ces outils-là, la plupart du temps, ne sont pas accessibles. Donc, si quelqu’un perd certaines de ses capacités, ou devient aveugle, déficient visuel, il ne va plus pouvoir utiliser ce genre d’outil par exemple. Or, parmi ces solutions-là, il n’y en a aucune qui est accessible…
Et c’est pareil pour plein, plein de solutions : c’est-à-dire que vous devez trouver, je ne sais pas, un outil de newsletter accessible par exemple ? Hé bien, la plupart des outils de newsletter ne sont pas accessibles, etc. etc. Et ça, on peut le décliner sur tout type d’outils. Vous allez avoir beaucoup de mal à trouver une solution complètement accessible.
En visioconférence, on utilise parfois Zoom, Teams, etc. Il n’y en a aucune qui est complètement satisfaisante. Ou alors, quand elle est accessible, elle contrevient à d’autres paramètres dans l’entreprise de sécurité, RGPD, de violation des données, etc.
En fait, c’est très compliqué de trouver l’outil qui va répondre à toutes les réglementations, et qui en plus serait accessible. C’est pourquoi la seule solution serait d’étendre l’obligation d’accessibilité à beaucoup plus d’entreprises privées pour qu’elles ne puissent plus vendre des solutions techniques et numériques inaccessibles.
Joséfa Lopez – Alors certaines entreprises essayent de s’adapter c’est souvent le cas des très grosses boîtes, type les GAFAM – d’ailleurs un épisode de Rebond est justement consacré à ça : savoir comment on va créer les logiciels en ayant en tête cette accessibilité numérique.
Dans l’épisode suivant, après cet épisode 3, nous aurons Philippe Trotin de Microsoft qui nous parlera de ça. Au-delà des outils numériques, il y a aussi les bonnes pratiques : c’est-à-dire que l’on peut avoir les bons outils, mais il faut savoir bien les utiliser, ou alors on peut avoir des outils de base – typiquement, l’e-mail, par exemple –, mais ça peut parfois être difficile pour une personne en situation de handicap de l’utiliser. Est-ce que vous avez des exemples ?
Luce Carević – Oui, il y a des exemples assez basiques. Dans l’e-mail, souvent, il peut y avoir des personnes qui vont envoyer des e-mails avec uniquement des images, sans utiliser les fonctionnalités d’accessibilité, qui sont fournies par la plupart des clients e-mail. Donc, si vous envoyez une image à une personne aveugle par exemple, son outil [d’assistance] n’est pas capable de voir ce qu’il y a dans l’image. Si c’est une image avec du texte, la personne aveugle n’aura pas l’équivalent.
Alors que, dans la plupart des outils d’e-mail, on est capable maintenant de mettre ce qu’on appelle une « alternative à l’image » : on ne le voit pas, nous, quand on envoie l’e-mail, il n’y a qu’une image ; mais derrière, dans le code, il y a l’équivalent textuel de l’image.
Il y a ce genre de choses, mais il y a aussi dans les entreprises, l’habitude de répondre à des e-mails en mettant nos réponses en couleur par exemple. C’est un peu perdu dans tout le pavé de texte. Donc quelqu’un qui ne perçoit pas les couleurs, qu’elle soit déficiente visuelle ou aveugle par exemple, ne verra pas la différence.
Il y a des choses qui peuvent être juste de l’ordre de l’apprentissage : comment utiliser les outils [en tenant compte de l’accessibilité] ? Moi, par exemple, j’ai l’habitude de préfixer mes réponses ; je les mets en couleur également, parce que pour d’autres personnes, c’est beaucoup plus simple de repérer. Mais voilà, [en préfixant], je sais qu’une personne déficiente visuelle ou aveugle pourra comprendre mon e-mail.
Et je pars du principe que, comme je ne sais pas si la personne à qui j’écris est en situation de handicap ou pas, je le fais systématiquement. Ça, c’est vrai que c’est encore quelque chose qui doit changer dans la plupart des entreprises : les gens font parfois les efforts quand ils savent que la personne à qui ils s’adressent est handicapée, mais parfois ils oublient quand c’es pris dans le quotidien du travail.
Donc il y a beaucoup de pratiques à faire évoluer, et aussi, simplement, savoir utiliser les fonctionnalités d’accessibilité de certains outils. Il y a plein de gens qui rédigent des documents Word au kilomètre, mais qui ne savent pas qu’il y a certaines options d’accessibilité qu’il faut prévoir, ou des éléments de structuration à inclure dans un Word – typiquement, utiliser des styles de titres par exemple, mais je ne vais pas rentrer dans le détail technique.
Cela permet à une personne handicapée d’utiliser correctement le fichier. Pour les fichiers bureautiques, c’est souvent les personnes déficientes visuelles ou aveugles qui peuvent être concernées, parce qu’elles utilisent notamment des lecteurs d’écran. Or, si le document n’est pas du tout structuré, la personne aveugle ne va pas pouvoir naviguer correctement dedans, ou aller un peu plus vite en naviguant de titre en titre.
Tout ça, c’est tout un volet de formation qui n’est pas lié directement à l’outil du personnel, des salariés, pour que ce le contenu qu’ils produisent soit accessible.
Joséfa Lopez – Finalement, l’accessibilité numérique, on le voit là, est un enjeu digital certes, mais aussi humain.
Pour réussir le pari de l’accessibilité, on vient de le dire, il faut former, éduquer en quelque sorte pour que chacun se sente concerné par l’inclusion des personnes en situation de handicap en entreprise. Avant d’en parler je vous propose d’aller découvrir HandiReality : c’est un projet qui permet, grâce à la réalité virtuelle, de sensibiliser les salariés au handicap en entreprise. On écoute.
Jean-Baptiste Thierry s’adresse aux salariés de la mission locale de Molsheim – Bonjour à tous ! Nous, c’est la société Kajuci, et le nom du concept que vous allez tester aujourd’hui, c’est HandiReality. C’est se mettre en situation de handicap pendant une vingtaine de minutes dans un contexte de travail pour mieux se rendre compte des difficultés vécues par des personnes atteintes de tel ou tel handicap.
Là, le thème aujourd’hui, c’est la santé mentale, donc la mission locale a choisi notre scénario sur le handicap psychique.
Voix off d’une journaliste – Ce vendredi après-midi, Jean-Baptiste Thierry le responsable du développement des opérations chez Kajuci intervient auprès des salariés de la mission locale de Molsheim. Le but ? Faire prendre conscience de ce qu’on appelle le « handicap invisible ». En France, 12 millions de personnes sont en situation de handicap, mais pour la grande majorité, il ne se voit pas ; ce qui peut créer des situations compliquées au quotidien et au travail.
Jean-Baptiste Thierry – On vient de lancer 10 personnes dans une immersion en réalité virtuelle dans un type de handicap au travail.
Voix off d’une journaliste – Entretien d’embauche, premier jour de travail, réunion entre collègues, conversation à la machine à café… La réalité virtuelle permet aux participants de visualiser des situations vécues par des personnes en situation de handicap comme s’ils étaient à leur place.
Voix synthétique d’Antoine du programme HandiReality – Bonjour, je suis Antoine je viens prendre le poste au service comptabilité.
Voix synthétique de Simon – Bonjour Marie, tu vas bien ?
Voix synthétique de Marie – Ah, bonjour Simon ! Oui, merci, et toi, ta soirée d’anniversaire s’est bien passée ?
Voix synthétique de Simon – Très bien. Je n’en reviens pas de toutes ces attentions !
Voix intérieure d’Antoine, en même temps que la voix synthétique de Simon – Est-ce que je suis transparent ? Elle ne fait pas attention à moi.
Jean-Baptiste Thierry – Ils incarnent une personne qui arrive dans une entreprise. On ne dit pas de quel handicap psychique elle est atteinte : on s’intéresse plus aux conséquences que ça peut avoir dans la vie, et ils vont vivre ces conséquences pendant 25 minutes.
Un exemple : une crise d’angoisse a été simulée parce que c’est une caractéristique commune à beaucoup de personnes qui ont une maladie psychique. Ça donne pour conséquence un stress important qui va jusqu’à la crise d’angoisse ; et donc, c’est marquant sans être angoissant.
Voix synthétique du manager d’Antoine – Bonjour Antoine, content de vous revoir. Tout s’est bien passé depuis notre dernier entretien ? Je vais vous donner votre badge personnel qui vous permettra de pointer toutes vos entrées et sorties des locaux. Ce badge, c’est votre meilleur ami, ahah, alors ne le perdez pas, ça serait embêtant ! Bon, sinon, j’ai aussi déposé sur votre bureau le règlement intérieur…
Jean-Baptiste Thierry – On est dans le handicap psychique aujourd’hui parce que le client a souhaité un scénario sur la santé mentale, et nous avons également le handicap visuel, auditif, le handicap moteur et l’autisme.
Voix off d’une journaliste – Est-ce que vous pouvez m’expliquer comment ces scénarios sont construits ?
Jean-Baptiste Thierry – Alors ces scénarios ont été construits avec des personnes handicapées qui travaillent. Du coup, c’est leur vécu qu’on fait vivre aux participants au travers de la réalité virtuelle. On a fait appel à des consultants externes : une société de production audiovisuelle, un studio d’animation et des informaticiens qui savent coder en langage Unity 3D pour faire la partie informatique. C’était un an et demi d’aller-retour avec tous ces professionnels et ces personnes handicapées pour construire ces 5 scénarios.
Voix off d’une journaliste – 25 min plus tard, les participants reposent leur casque et certains comme Béatrice sont légèrement secoués par cette immersion.
Béatrice – Alors, en fait, il s’agit d’Antoine qui arrive dans un nouveau job. Et la première personne qu’il rencontre, c’est le directeur, qui tout de suite lui donne les premières consignes. Et tout de suite, ça va trop vite pour lui : on entend le palpitant, on entend que c’est trop rapide, mais il n’ose pas le dire. On entend la panique qui s’installe en fait, et d’un autre côté, ben oui, je vais quand même continuer, je ne vais pas le dire.
Donc toute cette contradiction, ce que vit la personne, on a vraiment l’impression d’y être : donc j’ai eu le palpitant qui est parti, le mal de tête, la totale. Et on se rend aussi vraiment plus compte des difficultés que la personne va rencontrer.
Voix off d’une journaliste – Comme le rappelle Jean-Baptiste Thierry, cette démarche de sensibilisation peut être totalement financée.
Jean-Baptiste Thierry – Il faut savoir que cette sensibilisation handicap est entièrement déductible de la contribution OETH, l’obligation d’emploi des travailleurs handicapés. C’est-à-dire que, dans la limite de 10 % de ce que le client doit à l’AGEFIPH ou au FIPH, il peut déduire complètement notre sensibilisation. Donc ça peut ne rien coûter à l’entreprise ou à la collectivité.
Voix off d’une journaliste – La société qui a lancé ces ateliers en 2019 observe un boom des demandes, et a vu passer plus de 2000 participants au sein de ces ateliers pour l’année 2023.
Joséfa Lopez – On vient de l’entendre dans ce reportage : il faut sensibiliser finalement le personnel en entreprise, les salariés, mais comment faire prendre conscience aux entreprises de cette nécessité de s’adapter, mais de façon plus globale ?
On l’a un petit peu abordé, mais comment intégrer l’accessibilité numérique dans la vision de l’entreprise ? C’est-à-dire former par exemple les départements RH, mobiliser les équipes techniques qui gèrent le parc informatique et les suites logicielles, aller voir les développeurs qui conçoivent, par exemple, souvent ou parfois les applications et les outils, mais même aller jusqu’au département de communication, de marketing et ensuite tous les collaborateurs. Ça fait beaucoup de monde, si je les cite, à peu près tous, comment on fait ?
Luce Carević – La loi demande à ce que les entreprises privées qui ont un chiffre d’affaires de plus de 250 millions d’euros établissent un schéma directeur d’accessibilité numérique.
Le public aussi a cette même obligation, et ce schéma-là a une vertu qui est de justement réfléchir à l’accessibilité numérique d’un point de vue global. C’est un peu comme le pendant qu’on a pu avoir sur tout ce qui était schéma de mise en accessibilité pour le bâti.
Donc là c’est pareil, ce schéma est public, et les entreprises sont censées détailler ce qu’elles vont faire pour mettre en place l’accessibilité numérique au sein de leur structure : à la fois pour publier éventuellement des sites, des applications accessibles pour le grand public, si elles sont concernées, mais aussi leur politique en interne.
Il faut que ces entreprises-là par contre prennent cette obligation légale pas juste comme une obligation un peu déclarative, mais se saisissent finalement de cette obligation de publier un schéma comme vraiment l’occasion de réfléchir et de penser au sujet, et de le mettre en œuvre.
Joséfa Lopez – Ça fait 7 ans, je crois à peu près, que vous travaillez dans le domaine de l’accessibilité numérique. Est-ce que vous avez vu les entreprises évoluer ?
Luce Carević – Ah oui, il y a quand même une réelle évolution. On entend de plus en plus parler d’accessibilité numérique. Il y a 7 ans, vraiment, les entreprises privées, on n’en entendait quasiment pas parler. On avait très peu de clients privés : on avait essentiellement des clients du secteur public, qui eux ont une obligation légale depuis très longtemps, depuis 2009.
Désormais, ce n’est plus vraiment le cas, on a de plus en plus d’entreprises privées. Alors, pour certaines d’entre elles, elles sont venues parce qu’il y a l’obligation légale. Pour d’autres, ça rejoint aussi des enjeux liés à tout ce qui est RSE, donc ça paraissait logique pour certaines entreprises d’allier RSE et accessibilité numérique. On parle aussi beaucoup d’inclusion, et du coup parler d’inclusion sans penser au volet accessibilité et handicap, ça ne paraissait pas très logique à certaines entreprises, et donc elles sont venues par ce biais-là.
Sur des plus petites structures, je pense que ce n’est pas toujours encore le cas, tout bêtement parce que le volet numérique, au-delà de l’accessibilité numérique, n’est peut-être pas encore complètement pris en compte. Il y a quand même tout un enjeu de transformation numérique pour beaucoup de sociétés, et du coup je pense que beaucoup sont dépassés par le sujet. Donc intégrer en plus l’accessibilité numérique, ça semble être une montagne pour certaines entreprises.
Joséfa Lopez – La notion d’image aussi, que peut donner cette inclusion numérique, forcément pour une entreprise, c’est assez glorifiant. C’est comme une entreprise qui se soucierait de l’environnement, aujourd’hui on ne peut pas passer à côté de ça.
Est-ce que pour vous, c’est un peu un nouveau volet qui peut commencer à toucher les entreprises, et notamment qui peut donner envie aussi à de futures recrues de se dire « bon, cette entreprise elle fait des efforts, elle est inclusive, moi ça va me plaire de postuler dans cette boîte-là » et donc ça donne une bonne image en fait ?
Luce Carević – Alors oui, il y a cet aspect-là. Je pense surtout parce que vous avez pas mal de profils qui cherchent à travailler dans des entreprises qui ont un minimum de valeurs ; et comme on est quand même sur une période où il y a beaucoup de gens qui se posent des questions sur le sens de leur travail, etc., effectivement ça peut attirer de futurs salariés de se dire : « moi, là, je travaille pour une société qui se soucie d’inclure ces différents salariés, de ne pas les exclure dès qu’ils ont un problème de santé dans leur vie ». Donc oui, je pense qu’il y a par ce volet-là la volonté d’attirer par ces valeurs. Nous, on a rarement des entreprises qui communiquent beaucoup sur le travail qu’elles font sur l’accessibilité numérique, peut être à tort, mais aussi parce qu’elles sont encore très loin d’avoir des résultats tangibles.
Certaines préfèrent ne pas communiquer tant qu’elles sont un peu au début ; mais effectivement, je pense que c’est un vrai argument pour attirer certaines personnes ou certains profils. Je pense notamment au milieu tech, côté développeurs/développeuses, parce que c’est un secteur qui est assez concurrentiel avec des grosses difficultés de recrutement.
Je connais beaucoup de gens qui en ont marre de travailler dans des grosses entreprises, à développer des applications qui ne sont pas accessibles, et qui du coup ont choisi parfois de changer de poste, et éventuellement d’avoir un salaire plus réduit, mais de travailler justement dans les entreprises où le sujet est réellement pris en compte.
Joséfa Lopez – Pour terminer peut-être, quels conseils aimeriez-vous donner aux entreprises qui nous écoutent ? Forcément, vous êtes en lien avec certaines qui vous contactent, mais de façon plus globale ?
Luce Carević – Se former, se sensibiliser. Je sais que ça peut être coûteux aussi au départ, mais il y a beaucoup de contenus gratuits disponibles sur le web sur le sujet. Commencer, petit à petit.
Peut-être se poser aussi la question des outils utilisés, parce que je n’en ai pas parlé, mais l’inaccessibilité des outils ça aussi, tout ce qui est productivité, perte d’emploi, ça a un impact aussi important sur tout ce qui est santé mentale des salariés, et donc ça augmente tout ce qui risques psychosociaux.
Donc commencer à se renseigner, éventuellement faire un état des lieux en interne, se rapprocher aussi des missions handicap, pour voir si par hasard il n’y a pas certaines personnes qui rencontreraient des difficultés sur les outils. Parfois, on n’est pas forcément conscient qu’il y ait des problèmes en interne.
Voilà, se renseigner, même avant de solliciter de l’expertise, c’est au moins de se poser la question : « Est-ce que les outils que j’utilise sont accessibles ? ». Et il y a beaucoup d’outils numériques effectivement qui maintenant le sont, ou qui travaillent à l’être. Vous avez cité Philippe Trottin et Microsoft, où justement il y a une démarche qui est exemplaire, puisque pour tous leurs outils, ils font ce que l’on appelle une déclaration d’accessibilité, où ils vont lister les problèmes éventuellement restants sur leurs outils, et ce qui est correct.
Toutes les entreprises ne le font pas, tous les outils ne le font pas, mais déjà rien que d’aller demander aux outils qu’on utilise, ou aux prestataires qu’on emploie pour certains sujets, « Est-ce que vous avez entendu parler de l’accessibilité numérique ? Est-ce que vous êtes capable de faire accessible ? », c’est déjà un grand pas.
Joséfa Lopez – Merci beaucoup, Luce Carević. Si vous souhaitez continuer de vous informer sur ce sujet, n’hésitez pas à écouter les autres épisodes de Rebond. J’en ai cité quelques-uns, disponibles sur lemonde.fr et les plateformes de podcast. À très bientôt !
En complément
Luce Carević est également citée dans l’article Handicap : l’accessibilité numérique, un tremplin pour l’emploi ? écrit par Isabelle Hennebelle et Joséfa Lopez, publié par Le Monde le 21 novembre 2023.
Par ailleurs, Le Monde a publié une version raccourcie et adaptée de la transcription de ce podcast.