Simulation de handicap par des personnes valides : qu’en pensent les personnes handicapées ?
Lorsqu’il s’agit de sensibiliser les personnes sans handicap à l’accessibilité, les mises en situation de handicap sont monnaie courante dans les domaines de l’entreprise, de l’éducation et du numérique. L’objectif serait de susciter l’empathie des personnes dites valides pour les personnes handicapées.
Que pensent les personnes handicapées elles-mêmes de ces mises en situation, dont elles sont souvent exclues ?
Mises en situation de handicap : définition
En quoi consistent les mises en situation de handicap ?
Les mises en situation de handicap sont des méthodes de sensibilisation de personnes dites valides. Cela consiste à simuler le fait d’avoir un handicap.
Ces simulations sont définies comme des « situation[s] qui indui[sent] une limitation d’une activité en raison d’une altération ponctuelle d’une fonction physique, sensorielle, matérielle ou cognitive ». [1]
Les organismes qui proposent ce type de simulation ont recours à des outils permettant de simuler l’atteinte d’une fonction sensorielle ou physique, par exemple :
- des lunettes pour simuler une baisse de vision ;
- des casques pour rendre compte d’une perte d’audition ;
- le port de poids ou de combinaisons lestées pour simuler un appauvrissement musculaire ;
- des gants rembourrés (gants de boxe par exemple) pour simuler un manque de motricité au niveau des doigts ;
- etc.
Les mises en situation de handicap sont censées contribuer à casser les préjugés sur le handicap grâce à un atelier collectif qui se veut ludique. L’enjeu serait d’amener les personnes dites valides à déconstruire leurs préjugés sur le handicap. Néanmoins, elles restent souvent loin de la réalité des personnes concernées.
Spécificités des simulations de handicap dans le numérique
Dans le domaine du numérique, on retrouve également des mises en situation de handicap. Simuler un handicap est censé motiver des équipes métier à prendre conscience de l’importance de l’accessibilité numérique.
Il existe notamment des outils numériques créés pour simuler la perception supposée de certaines personnes handicapées.
Citons par exemple des simulateurs de déficience visuelle comme ViaOpta Simulator (disponible sur l’App Store et sur Google Play) ou l’application mobile Sim Daltonisme. Dsxyliea quant à lui est un « simulateur de dyslexie » : cet outil entend permettre à quiconque de voir ce qu’une personne dyslexique est supposée voir quand elle lit un texte sur un écran.
Ces outils n’ont pas vocation à évaluer l’accessibilité d’un site web ou d’une application mobile, mais seulement de simuler le vécu supposé de certaines personnes handicapées lorsqu’elles utilisent un ordinateur ou un périphérique mobile.
Pourquoi les mises en situation de handicap posent-elles problème ?
Cette pratique soulève plusieurs problématiques importantes.
Impacts intra-individuels sur les personnes handicapées
Une injonction à « la bonne humeur » au détriment des personnes handicapées
Pour commencer, les mises en situation de handicap ne semblent pas contribuer à la lutte contre le validisme. Au contraire, l’insistance sur « la bonne humeur » et l’aspect « ludique » de ces simulations révèle souvent une approche voyeuriste, objectifiante et donc validiste [2].
Les problèmes d’accessibilité n’ont pas à amuser la galerie pour être pris en considération. Ces approches récréatives sont outrageantes, et invisibilisent la gravité des discriminations subies par les personnes handicapées.
Elena Chamorro, professeure agrégée d’espagnol et membre du Collectif Lutte et Handicap pour l’Égalité et Émancipation (CLHEE) se déplace en fauteuil roulant. Elle a dénoncé les simulations de handicap dans un article intitulé « Dépolitisation et regard valido-centré : les mises en situation ». Ayant été confrontée à une mise en situation de handicap à l’école de son fils, elle les qualifie d’une « légèreté qui frôle l’offense »
[3].
Sébastien Bègues, ingénieur et chef de projet dans une banque, quant à lui, est malvoyant. Il raconte :
« En école d’ingénieur, il y a eu une sensibilisation aux pathologies présentes lors de la vieillesse. La plupart des participants prenaient cela comme un jeu et se lançaient des défis comme faire des pompes avec l’équipement qui alourdissait le corps ».
Certes, il y a un véritable enjeu de sensibilisation sur l’accessibilité et de visibilité des personnes handicapées. En effet, la conception validiste du handicap reste dominante, en atteste l’étude réalisée en 2019 par la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme : « 64 % des personnes interrogées estiment que le handicap est un obstacle au bonheur et à une vie épanouie »
[4].
Il est donc important de lutter contre les préjugés qu’ont les personnes valides sur le handicap.
Dans ce contexte, le côté ludique des mises en situation est censé contribuer à casser les préjugés sur le handicap grâce à une expérience qui se veut agréable.
Mais, cette approche récréative indigne les personnes principalement concernées et masque la gravité des enjeux. Elle donne à voir le validisme dans toute sa banalité.
Des personnes incomprises en raison de simulations de vécu fictives et non pertinentes
Par ailleurs, les expériences temporaires de handicap réalisées lors de ces ateliers créent un vécu factice qui ne permet pas d’appréhender ce que vit une personne ayant un handicap.
Tanguy Lohéac est expert en accessibilité de l’information et aveugle. Dans l’article « Ce que je pense des mises en situation de handicap » [5], il explique :
« Il est aussi absurde de demander à un valide de se mettre à la place d’une personne handicapée que de vouloir faire rentrer le cochon de son plein gré dans la peau du saucisson. Cela reviendrait à pouvoir d’un seul claquement de doigts, transférer chez autrui quarante années de vécu, de microsituations, de réactions, de paroles entendues, de solutions trouvées, d’éducation, de philosophie personnelle de la vie et de ce qu’on considère comme étant important et secondaire, d’une expérience ontologique de fait indissociable de soi-même, donc intransférable. »
De son côté, Emmanuelle Aboaf est développeuse et sourde. Pour elle aussi, il n’est pas possible de comprendre son handicap par une simple simulation :
« La surdité est un handicap très difficile à décrire et invisible. On ne peut pas facilement boucher les oreilles d’une personne entendante et il ne suffit pas de les boucher avec un casque pour qu’elle comprenne ma situation et mon handicap. […] Une personne entendante ne peut pas apprendre à lire sur les lèvres en quelques heures ou mettre des appareils auditifs (qui amplifient les sons) pour se rendre compte de la fatigue et des difficultés que les personnes sourdes et malentendantes rencontrent. […] Chaque personne sourde ou malentendante entend à sa façon avec ou sans appareils auditifs et chaque besoin est différent. »
Nous retrouvons Sébastien Bègues, atteint d’un albinisme oculo-cutané. Selon lui :
« En simulant une pathologie, on peut saisir le ressenti, mais le ressenti est biaisé par le temps. Ne pas voir pendant 5 minutes, ce n’est pas la même chose que ne pas voir depuis sa naissance, ou la perdre au fil du temps et voir son monde disparaître ».
Nous avons aussi échangé avec Rafaelle Bisbarre, qui se présente comme femme transgenre porteuse d’un handicap et militante. Elle fait le même constat : selon elle, simuler un handicap pendant quelques minutes ne permet pas de sensibiliser sur le long terme à l’accessibilité et risque même d’être contre-productif. La personne sans handicap va penser avoir compris un vécu d’oppression alors que l’expérience des simulations n’est qu’un vécu factice et éphémère.
Elle ajoute : « même moi qui ai été en fauteuil roulant pendant deux mois, je ne considère pas savoir ce que c’est d’être en situation de handicap avec un fauteuil roulant »
.
Déconsidération et invisibilisation de certains handicaps
Enfin, les mises en situation de handicap ne sont pas représentatives de la grande diversité des handicaps qui existent.
Certains handicaps sont surreprésentés, tandis que d’autres sont invisibilisés, faute de pouvoir être simulés. C’est le cas en particulier des handicaps mentaux, des neuro-atypies et des troubles cognitifs (DYS par exemple : dyslexie, dyspraxie, etc.).
Sébastien Bègues est également photophobe et hypersensible au soleil. Cette condition entraîne une brûlure au premier degré lors d’une exposition aux rayons du soleil. Il dit à ce sujet :
« Comment faire comprendre aux gens que le soleil est dangereux pour moi, même s’il n’est que réfléchi ? On va me dire : “J’ai déjà eu un coup de soleil”, mais on ne peut pas simuler [une brûlure] au premier degré (…) ».
Outre le vécu physique, sensoriel et mental qui ne peut en aucun cas être simulé de manière juste, Elena Chamorro décrit aussi le handicap comme « un vécu d’oppression qui ne peut être ressenti, appréhendé, ni compris en se bandant les yeux ni en se bouchant les oreilles un quart d’heure pour rigoler, mais plutôt en écoutant ce que nous avons à en dire
».
Finalement, faire l’expérience soi-même d’une déficience est moins important que comprendre les mécanismes d’oppression à l’œuvre et les discriminations subies par les personnes handicapées.
Pour cela, il est essentiel que les personnes concernées aient un espace d’expression audible, en veillant si possible à réunir des personnes concernées par différents types de handicaps pour valoriser la grande diversité de leurs besoins.
Conséquences psychosociales des mises en situation de handicap
Renforcement des préjugés négatifs sur le handicap
Par ailleurs, loin de permettre de déconstruire les préjugés négatifs sur le handicap, les mises en situation les renforcent.
C’est ce qu’ont démontré Michelle R. Nario-Redmond, Dobromir Gospodinov et Angela Munoz-Geoghegan du département de psychologie de l’université Hiram College (Ohio, USA) dans l’article Crip for a Day: The Unintended Negative Consequences of Disability Simulations [6].
Leurs recherches ont mis en exergue que les simulations de handicap ont des conséquences négatives sur l’humeur des personnes non concernées, sur leurs stéréotypes liés au handicap et sur les attitudes qu’elles adoptent lors de l’interaction avec des personnes handicapées.
« Simuler des handicaps promeut le désarroi et échoue à améliorer les attitudes envers les personnes handicapées, sapant les efforts pour améliorer leur intégration alors même que les participant·es [à ces simulations] font état d’une préoccupation plus empathique et d’une “compréhension de ce qu’est l’expérience du handicap” » [7].
Par rapport à leur ambition affichée, les simulations de handicap sont donc contre-productives.
Pas de projet actionnable et durable
Une autre caractéristique des mises en situation de handicap est l’absence de projet actionnable et durable à la suite de chaque atelier.
En effet, ces brèves simulations mènent rarement à un projet de maintien ou d’amélioration de l’accessibilité, à l’instar de la mise en conformité ou de l’optimisation de l’expérience utilisateur.
Comprendre la problématique, ce n’est pas trouver la solution ni savoir faire des rapprochements entre un besoin donné et tous les autres besoins qui existent en matière d’accessibilité.
Ce n’est pas parce qu’on utilise un simulateur de dyslexie que l’on sait spontanément quels critères d’accessibilité sont nécessaires pour développer une interface que les personnes dyslexiques pourront consulter avec moins d’obstacles.
Impact sociétal des mises en situation de handicap
Exclusion systémique des personnes handicapées
Les mises en situation de handicap posent enfin un autre problème : l’exclusion fréquente des personnes handicapées de leur conception et de leur animation, à l’image de leur exclusion globale du monde du travail.
Cela pose aussi la question de la confiscation de la parole lorsque les personnes sans handicap parlent à la place des personnes concernées sans se servir de leurs privilèges pour leur redonner un espace d’expression.
L’invisibilisation des personnes handicapées est d’autant plus grave que les ateliers de mises en situation ne sont pas toujours animés par des personnes expertes en accessibilité ou spécialisées dans la prise en charge de personnes handicapées (ergothérapeutes, par exemple).
Faute de quoi, la connaissance même des différents types de handicaps qu’ont les personnes animant ces simulations peut être insuffisante, limitant voire faussant les objectifs pédagogiques poursuivis.
Dépolitisation du handicap
Ajoutons à cela que les mises en situation de handicap individualisent l’expérience vécue au lieu de lancer une réflexion politique et collective sur les droits des personnes handicapées et le validisme.
Généraliser une expérience individuelle serait une erreur : on pense souvent, à tort, les personnes handicapées comme un groupe social homogène. Or, le handicap peut prendre de multiples formes et chaque individu le vit de façon unique. Il n’en reste pas moins que les personnes handicapées sont discriminées de manière quasi systématique, au quotidien.
Pour Elena Chamorro, individualiser l’expérience du handicap signifie dépolitiser le handicap :
« C’est bien parce que ces mises en situation les déresponsabilisent et dépolitisent la question du handicap [que les politiques] font partie des nombreuses non-actions en matière de politique du handicap qui leur permettent de maintenir le statu quo tout en leur octroyant un bénéfice en termes d’image » [8]
Par quoi remplacer les mises en situation pour sensibiliser à l’accessibilité numérique ?
Comme on l’a dit, il n’est pas nécessaire de vivre soi-même une expérience pour défendre les droits des personnes handicapées, qui subissent chaque jour des inégalités et des discriminations.
Pour Rafaelle Bisbarre, «si une personne non handicapée doit passer par une mise en situation de handicap pour comprendre ça, c’est triste »
. Elle ajoute : « J’espère que ça ne viendrait pas à l’esprit d’une personne blanche de se noircir la peau pour expérimenter le racisme. Là, c’est pareil avec le handicap
».
Favoriser la contribution des personnes handicapées au sein des équipes métier
Pour sensibiliser à l’accessibilité numérique, il est bien sûr nécessaire de former toutes les parties prenantes d’un projet, depuis la direction/MOE (maîtrise d’œuvre) jusqu’aux équipes éditoriales, en passant bien sûr par le design et la technique.
Mais il est aussi essentiel d’intégrer des personnes handicapées dans les équipes métier, et notamment dans les équipes ayant un rôle d’encadrement et de stratégie, de gestion de projets, de conception, de tests et de validation.
En effet, dans un environnement de travail, un des meilleurs moyens de comprendre à quel point l’accessibilité est importante, c’est d’échanger avec des collègues handicapé·es, d’observer leurs pratiques, de les écouter et de solliciter leurs connaissances et savoir-faire.
Néanmoins, des obstacles systémiques nuisent à leur recrutement, y compris dans l’industrie numérique : problèmes d’accessibilité des outils pour postuler à une offre, discrimination à l’embauche, etc. Rappelons que le handicap reste le premier motif de discrimination pour lequel la Défenseure des droits en France est saisie [9], notamment en matière d’emploi.
Du côté du design UX (expérience utilisateur), les personnes handicapées ont toute leur place pour participer, voire concevoir des tests d’utilisabilité et des ateliers de co-conception, à condition que les outils et les locaux leur soient accessibles [10].
Utiliser les ressources partagées par les personnes handicapées
Une autre façon de se sensibiliser à l’accessibilité numérique consiste à consulter les ressources et retours d’expériences partagés par les personnes handicapées, notamment lorsqu’elles montrent comment elles se servent de technologies d’assistance.
Pour cela, il est possible d’assister à des évènements spécialisés sur l’accessibilité numérique, comme des conférences, des ateliers voire des tables rondes donnant la parole aux personnes handicapées.
Sur le web, il existe aussi de nombreux contenus qui valorisent la parole des personnes concernées par le handicap : témoignages, démonstrations, retours d’expérience, textes politiques, etc.
Faute de pouvoir prétendre à l’exhaustivité, nous vous recommandons :
- les podcasts « Rebond, Vivre avec le handicap » par Le Monde et « 13 letters » de Be My Eyes (en anglais) ;
- les articles du CLHEE et le blog de Sophie Drouvroy, « Vis ma vie de sourde » ;
- sur les réseaux sociaux :
- suivre Arthur Baucheron sur Instagram, un jeune Bordelais handicapé moteur qui vit sa vie à mille à l’heure, et Roro le costaud, tétraplégique qui raconte son quotidien avec humour,
- rejoindre le groupe « Pommier Lumineux » ou « Informatique PC pour déficients visuels » sur Facebook pour saisir les problématiques numériques rencontrées par les personnes malvoyantes ou aveugles,
- @LesDevalideuses sur Twitter pour mieux comprendre la lutte pour les droits des personnes handicapées,
- avoir la curiosité de consulter ce qui se passe sur des hashtags dédiés, comme #a11y ou #handicap par exemple, utilisés sur Twitter, mais aussi sur les autres réseaux sociaux ;
- sur YouTube :
- il y a de nombreuses vidéos de personnes utilisant des lecteurs d’écran, de l’eye-tracking, des commandes vocales, des systèmes de communication améliorée, des outils adaptés pour rendre les jeux vidéo accessibles, entre autres technologies d’assistance,
- découvrir le quotidien de personnes handicapées, par exemple :
- Mélanie Deaf pour en apprendre davantage sur la culture sourde,
- Le journal d’Olympe pour se sensibiliser au trouble dissociatif de l’identité, un handicap psychique.
Vous avez d’autres recommandations ? N’hésitez pas à nous les envoyer par e-mail à l’adresse communication@access42.net et nous complèterons la liste ci-dessus !
Conclusion
Dans le domaine du numérique, les simulations de handicap sont contre-productives et tendent à renforcer les préjugés validistes.
Il n’est pas crucial de faire l’expérience soi-même de certaines déficiences pour rendre accessible un site web ou une application.
Il est plus important :
- de se renseigner et de sensibiliser autrui aux discriminations subies par les personnes handicapées ;
- de se former et de former ses équipes métier à l’accessibilité numérique ;
- de continuer à mener des actions politiques pour assurer non seulement l’égalité en droits des personnes handicapées avec les autres, mais aussi la mise en application de la loi.
Dans les années 1990, des activistes handicapé·es luttant contre le validisme ont créé le slogan « Rien pour nous, sans nous »
[11] : il résonne toujours fort aujourd’hui. Les personnes handicapées existent et elles jouent un rôle de premier ordre dans l’évolution des représentations autour du handicap. Ne concevons rien pour elles, sans elles.
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