Interview de Jean-Yves Moyen, développeur chez Siteimprove (Danemark)

Pour célébrer la publication de la traduction officielle en français des WCAG 2.1, la norme internationale d’accessibilité numérique, nous avons souhaité donner la parole au comité de relecture et de validation avec qui Access42 a travaillé pour traduire la célèbre spécification du W3C.

C’est au tour de Jean-Yves Moyen, développeur à Copenhague (Danemark) pour la société Siteimprove.

Access42 — Bonjour Jean-Yves ! Pouvez-vous vous présenter s’il vous plaît ?

Jean-Yves MoyenJe suis développeur chez Siteimprove, une compagnie qui analyse tous les aspects d’un site web, notamment l’accessibilité numérique.

Siteimprove permet aux équipes web de construire des expériences digitales inclusives, enrichies, et plus complètes ; faisant ainsi partie d’un mouvement vers un Internet pour tout le monde.

Siteimprove a collaboré avec le W3C et d’autres partenaires industriels pour définir le nouveau standard de test d’accessibilité numérique : les ACT rules (Accessibility Conformance Testing, règles pour tester la conformation à l’accessibilité). Siteimprove a aussi lancé la plateforme Accessibility NextGen qui permet à ses clients de créer du contenu web plus accessible et plus inclusif.

Je suis particulièrement impliqué dans Alfa, notre moteur d’accessibilité au cœur de la plateforme Accessibility NextGen, qui est basé sur les ACT rules.

Je travaille chez Siteimprove depuis 3 ans, et mon parcours précédent n’a rien à voir avec l’accessibilité ! Je suis ancien élève de l’ENS Lyon, maître de conférences pendant 10 ans à Paris sur des sujets d’informatique théorique, de calculabilité et de complexité.

C’est au cours de mes études et de ma carrière universitaire que j’ai pris contact régulièrement avec des collègues danois et visité Copenhague pendant plusieurs étés.

En 2015, voulant changer d’air, j’ai obtenu une bourse Marie Curie ; et après 2 ans à Copenhague, j’ai voulu rester sur place. Les postes académiques sont rares, donc je me suis tourné vers l’industrie et en 2019, un peu par hasard, j’ai changé de poste pour venir chez Siteimprove. Parmi tous les produits qui y sont développés, l’accessibilité m’a attiré pour son aspect « œuvrer pour le bien public ».

Mon rapport à l’accessibilité est du coup un peu inhabituel. Je suis généralement assez au point sur les spécifications et la technologie, mais beaucoup moins sur l’interaction avec l’utilisateur final. Autrement dit, je peux expliquer pourquoi et comment un nom accessible est calculé, mais je ne suis pas très expérimenté pour trouver des noms accessibles descriptifs.

Néanmoins, mon passé académique m’a placé dans une bonne situation pour plonger dans les — nombreuses — spécifications de HTML, CSS, ARIA, etc. ; comprendre comment elles interagissent ; et les implémenter dans Alfa.

Access42 — Pouvez-vous nous dire un mot à propos des autres groupes de travail du W3C auxquels vous participez ?

Jean-Yves Moyen – Je suis aussi co-chair du Community group ACT rules. Le groupe écrit des règles non ambiguës pour détecter des problèmes d’accessibilité.

Le but est d’avoir, au moins en partie, une interprétation stricte et claire des WCAG qui assure que chaque testeur produit les mêmes résultats.

L’accessibilité numérique étant, de plus en plus, une nécessité légale (ADA aux USA, WAD et EAA en Europe, etc.), on ne peut plus se permettre d’avoir un testeur qui affirme qu’une page est conforme tandis qu’un autre testeur affirme que la page est problématique. L’unification des résultats est devenue une nécessité.

Les ACT rules sont officiellement adaptées dans les WCAG 2.2, et plusieurs agences du numérique européennes ont aussi choisi de les utiliser pour leur mission de surveillance des sites web.

Le travail de désambiguïsation des WCAG est complexe et demande souvent d’entrer dans les détails techniques pour comprendre comment les technologies d’assistance réagissent à tel ou tel contenu.

Collaborer avec des experts d’autres organisations permet de confronter les points de vue pour atteindre un consensus.

Access42 — Pourquoi avez-vous souhaité faire partie du groupe de relecture officiel de la traduction des WCAG 2.1 en français ?

Jean-Yves Moyen – Mon travail m’a donné une bonne connaissance des WCAG. Comme le français est ma langue maternelle, le projet de traduction était attirant.

À titre personnel, c’est une expérience enrichissante qui permet aussi de rentrer plus en détail dans certains des critères.

À titre professionnel, Siteimprove veut consolider sa position de leader dans le domaine de l’accessibilité numérique, donc j’ai eu un soutien total de ma hiérarchie pour participer à ce projet.

Par ailleurs, j’avais déjà interagi avec Audrey dans le cadre des ACT rules, et donc j’avais confiance en Access42 pour coordonner le travail.

Access42 — Comment la coordination de la traduction par Access42 a-t-elle facilité le travail du comité de relecture ?

Jean-Yves Moyen – Deux points m’ont particulièrement marqué. D’une part, le gros du travail de traduction était déjà effectué par Access42 en amont.

Cependant, en entrant dans le projet, je n’étais pas sûr de l’ampleur exacte de ce travail. Or, intervenir sur un texte déjà écrit a énormément aidé, et je peux à peine imaginer la quantité de travail que cette préparation a impliquée. Tout ce qui restait à faire au comité de relecture, c’était de se battre pour savoir où placer une virgule !

D’autre part, la coordination elle-même a été très efficace. Access42 a veillé à maintenir le rythme de nouveaux morceaux de traduction à relire, à ne pas laisser les tickets plus anciens s’éteindre, et à surveiller les avis pour trancher les questions en suspens.

En tant que relecteur, je voyais bien les discussions qui avaient lieu, les alternatives proposées par les uns et les autres, et les opinions exprimées. Faire le tri de ces opinions pour choisir la version finale n’est pas une mince affaire.

Selon l’expression anglaise, gérer un tel groupe de personnes peut facilement s’apparenter à « essayer de diriger des chats » (herding cats) et je trouve qu’Access42 a accompli cette tâche avec succès !

C’était la première traduction à laquelle je participais, mais j’espère maintenant que l’on se retrouvera bientôt pour WCAG 2.2.

Access42 — Estimez-vous que le Danemark est en avance ou en retard en matière d’accessibilité numérique ? Pourquoi ?

Jean-Yves Moyen – Je n’ai pas trop de comparaison détaillée sur ce point. Les directives européennes sur l’accessibilité numérique ont été retranscrites dans la loi danoise à partir de 2018.
Je pense que le Danemark est dans la moyenne des pays occidentaux.

Mon expérience d’utilisation des sites danois (institutionnels, commerce…) est souvent moins frustrante que les sites français : bannières de cookies faciles à refuser, meilleure gestion du focus dans les formulaires, etc.

Donc j’ai plutôt une bonne impression du web danois, mais je ne suis pas utilisateur de technologies d’assistance qui sont peut-être moins bien gérées.

Je travaille surtout avec les États-Unis, où se trouvent deux tiers de nos clients.

Access42 — Travaillez-vous directement avec WCAG ou bien le Danemark dispose-t-il d’un référentiel national, comme le RGAA en France ?

Jean-Yves Moyen – Il n’y a pas de référentiel national au Danemark.

En ce qui concerne la plateforme Accessibility NextGen, le reporting est fait uniquement vis-à-vis de WCAG 2.1, y compris pour nos clients présents dans des pays ayant un référentiel national.

Access42 — Comment vos clients américains abordent-ils l’accessibilité dans leurs cahiers des charges et briefs ? Quelle est leur maturité sur la question quand ils vous contactent ?

Jean-Yves Moyen – En raison de ma position, je reçois les questions « tardivement », quand ni le support client ni le support technique n’a pu y répondre. De fait, ce sont donc souvent des questions plutôt techniques sur une règle en particulier (généralement, pourquoi considère-t-on que tel ou tel élément est fautif). Je suis donc loin d’avoir une vue d’ensemble sur leurs processus et priorités internes.

La majorité de nos utilisateurs sont des éditeurs de contenu avec un niveau technique assez faible. Mais les gros clients ont souvent quelqu’un spécifiquement en charge de l’accessibilité numérique.

L’écart de maturité est aussi très grand entre les clients, qui varient d’une petite municipalité ou université à une grosse entreprise multinationale…

Access42 — Chez Siteimprove, comment réussissez-vous à maintenir un bon niveau d’accessibilité dans le temps ? Quelles méthodes et outils utilisez-vous pendant le développement ?

Jean-Yves Moyen – La première ligne de défense est de former les développeurs et les testeurs pour systématiquement utiliser notre extension sur chaque nouvelle page ou vue. De même, Alfa est intégré dans notre processus de CI/CD de manière à ne pas laisser passer de régression.

Mais, bien évidemment, les tests automatiques ne suffisent pas. Nous avons aussi un expert en Accessibilité numérique dont une grosse partie du travail consiste à surveiller notre plateforme, signaler les problèmes aux équipes concernées, et mettre à jour notre VPAT.

L’une des principales initiatives est de distribuer chaque mois, au cours du point d’actualité de l’ensemble du département de développement, une « coupe d’accessibilité » pour l’équipe ayant fait le plus d’effort dans ce domaine. Ça permet aux équipes de voir que ce travail est soutenu par l’équipe de direction, et reconnu à sa juste valeur au lieu de rester dans l’ombre. Du coup, la motivation pour fixer ces problèmes est élevée.

Nous avons aussi, depuis quelques années, construit notre propre système de composants pour ReactJS avec l’accessibilité numérique au cœur du design. C’est en quelque sorte une bibliothèque « Material UI accessible ».

Malheureusement, ça reste pour le moment une bibliothèque interne à Siteimprove. Même si tous les problèmes ne peuvent pas être réglés de la sorte, le travail des développeurs et designers est grandement facilité par son usage.

Enfin, à chaque fois que nous avons besoin d’un outil externe intégré à la plateforme, notre expert fait une analyse poussée de leur niveau d’accessibilité. Dans certains cas, nous avons opté pour tel ou tel vendeur en prenant ce critère en compte. Dans d’autres, nous avons collaboré directement avec le vendeur pour améliorer leur accessibilité numérique et l’amener à un niveau acceptable pour notre plateforme.

Même si leur code est, pour nous, une tierce partie, on peut en tant que client faire pression sur le vendeur et, en tant qu’expert, prodiguer des conseils pour remédier aux problèmes. C’est souvent un levier difficile à activer (le vendeur peut avoir beaucoup d’autres clients), mais avec un impact important : si le vendeur améliore son produit, tous ses clients en profitent.

Access42 — Dans quelle mesure Siteimprove collabore-t-elle avec des personnes handicapées dans la conception ou l’amélioration de ses produits et services ?

Jean-Yves Moyen – Certains de nos collègues, essentiellement dans les équipes de tests d’accessibilité manuels, sont malvoyants ou aveugles, ce qui permet souvent d’avoir un retour très direct sur les problèmes.

Plusieurs de nos utilisateurs sont aussi en situation de handicap et les retours qu’ils peuvent avoir sont pris au sérieux.

Nous essayons aussi de conduire des entretiens avec les utilisateurs lorsque nous développons de nouvelles fonctionnalités.

L’interaction avec des prototypes permet de corriger les problèmes très tôt dans le processus de développement.

Access42 — Selon vous, que faudrait-il faire évoluer pour que l’accessibilité numérique soit prise en compte de manière systématique et efficace ?

Jean-Yves Moyen – Je pense qu’il est important de marteler que l’accessibilité numérique est un travail d’équipe. Je vois trop souvent des sites web de clients où l’on a l’impression que le site a été construit sans penser à l’accessibilité, puis confié à une personne pour « régler les problèmes » après coup.

Or, l’accessibilité numérique concerne toute l’équipe de développement et de création de contenu, depuis les designers (choix de couleurs, espacement du contenu, interactions claires, etc.) jusqu’aux testeurs (un contenu inaccessible est inacceptable).

Et donc aussi les managers, qui doivent prévoir du temps pendant tout le cycle de vie du contenu pour créer et maintenir un bon niveau d’accessibilité.

À propos

  • Équipe Access42

    Access42 est un cabinet de conseil français spécialisé en accessibilité numérique. Ses services incluent des audits d’accessibilité (RGAA, WCAG, RAAM, norme européenne EN 301 549), de l’accompagnement personnalisé ainsi que des formations à l’accessibilité adaptées à tous les métiers du numérique.

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