Donnons la parole aux internautes handicapés ! Interview d’Emmanuelle Aboaf

Cet article est le deuxième de notre série Présidentielle 2017.

Cet article date de 2017, mais, hormis le contexte des élections présidentielles, son contenu est toujours d’actualité.

Comme la semaine dernière, et à l’approche de l’échéance électorale, nous voulons transmettre le message des internautes handicapés à toutes les personnes candidates aux élections présidentielles. C’est la raison pour laquelle nous avons décidé de publier régulièrement des interviews d’utilisateurs jusqu’au 2ème tour.

Aujourd’hui, c’est Emmanuelle Aboaf qui a accepté de répondre à nos 5 questions afin de nous expliquer ce qui la gêne quand elle navigue sur Internet et ce qu’elle aimerait voir évoluer.

Vous êtes, vous aussi, un·e internaute handicapé·e et vous aimeriez prendre la parole sur notre blog pour expliquer votre situation et vous faire entendre à l’approche des élections ? N’hésitez pas à nous contacter !

Access42 : Emmanuelle, pouvez-vous vous présenter ?

Emmanuelle : Je suis Emmanuelle Aboaf et je suis sourde de naissance suite à une maladie, le Cytomégalovirus (CMV). Le CMV est une maladie qui s’attrape pendant la grossesse, non dangereuse pour la mère mais très dangereuse pour le fœtus. Je regrette qu’il n’y ait pas assez de sensibilisation autour de cette maladie touchant les parties neurosensorielles.

Je suis développeuse .NET agile chez GoooD, une entreprise spécialisée sur le développement .NET agile et le coaching agile. Je sensibilise mes collègues sur l’importance de rendre les sites internet accessibles.

Je me bats également pour l’accessibilité depuis des années. J’ai créé le site CinéST permettant d’informer les personnes sourdes et malentendantes sur les séances sous-titrées des films français au cinéma. Le site n’est pas encore accessible à tous (je l’ai créé en 2012) mais la refonte est en cours !


Access42 : Quelles sont les difficultés que vous rencontrez dans l’utilisation des sites web ?

Emmanuelle : À l’ère du numérique 2.0 voire 3.0, on réalise de plus en plus de vidéos pour véhiculer des revendications. Or les vidéos ne sont pas du tout accessibles aux sourds et malentendants puisqu’elles ne sont pas sous-titrées, ni interprétées en LSF (Langue des Signes Française).

À chaque fois que je consulte un site Internet, il m’apparaît une vidéo publicitaire. Je ne peux pas l’interrompre (ou je le peux mais au bout de 15-30 secondes) et à chaque fois je suis frustrée de ne pas comprendre. Ne suis-je pas une consommatrice comme tout le monde ? Du coup, j’ai mis un bloqueur publicitaire pour ne plus être gênée.

Je remarque cependant une forte augmentation de vidéos sous-titrées sur les réseaux sociaux, ce qui est très encourageant pour la suite. Les sous-titres ne servent pas qu’aux personnes sourdes et malentendantes mais aussi aux personnes entendantes. Si vous êtes au travail ou dans les transports et que vous ne voulez pas gêner les gens avec le son, vous mettez les sous-titres. Au final, c’est utile à tout le monde !

Je ne compte surtout pas sur la reconnaissance vocale. C’est illisible et incompréhensible. Allez sur une vidéo Youtube, coupez le son et activez le sous-titrage automatique, vous verrez vous-même que c’est impossible de comprendre. D’où l’importance d’avoir des sous-titres bien faits.

Les replays sont également un problème. Aujourd’hui, on se rattrape les émissions en replay. Or, les émissions, qui ont été sous-titrées à la télévision, ne le sont pas en replay. Seuls Pluzz et Molotov font l’effort.

Dernier point, sur les sites commerciaux ou professionnels, quand on a un problème technique ou autre, il est demandé d’appeler le service client. Or, nous, les sourds, nous ne pouvons pas téléphoner. N’hésitez pas à mettre en avant un formulaire de contact, mettre en place un service de messagerie instantanée ou éventuellement un centre-relais téléphonique pour pouvoir communiquer.


Access42 : Qu’est-ce qui changerait dans votre vie si le web était accessible ?

Emmanuelle : Je ne serais plus isolée ni frustrée et je me sentirais comme tout le monde ! Des collègues ou des amis entendants me montreraient souvent des vidéos drôles ou militantes, il suffirait d’activer les sous-titres et je pourrais partager avec eux ces moments. Ce qui m’arrive très rarement.

Ensuite, je ne me poserais plus deux questions :

  • « Est-ce que cette vidéo est sous-titrée ? » C’est une question que je me pose à chaque fois que je consulte une vidéo et cela devient très pénible. Je ne serais plus déçue de découvrir que la vidéo n’est pas sous-titrée puisqu’elle l’est.
  • « Comment contacter le service client ou prendre des RDV ? » Quand il n’y a pas de moyen de communiquer par écrit, je suis obligée de demander à ma mère de téléphoner. Croyez-moi, elle en a marre que je la sollicite à chaque fois. Vivement le centre-relais téléphonique ! Cela me permettrait d’être plus autonome.

Access42 : À votre avis, qu’est-ce qui coince ?

Emmanuelle : Le premier point est un manque de sensibilisation sur le handicap. Le handicap est un sujet tabou pour la société. Si demain, vous devenez sourd ou aveugle, vous serez bien embêtés de constater le manque d’accessibilité.

Il y a également des préjugés. Encore aujourd’hui, on considère les sourds comme des sourds-muets. Un cliché qui existe depuis le 18ème siècle. Or en deux siècles, nous avons évolué ! Aujourd’hui, grâce aux progrès technologiques, sociaux et médicaux, les sourds peuvent et savent parler.

Il y a aussi un manque de motivation pour sous-titrer les vidéos. Mine de rien, cela demande du travail et du temps pour sous-titrer, et également un savoir-faire. On ne peut pas sous-titrer une vidéo sans maîtriser la langue française. Imaginez une vidéo avec des sous-titres bourrés de fautes d’orthographe…

Quant au centre-relais, l’article 105 de la Loi République Numérique a été votée après 10 ans de combat. J’attends sa mise en place, ce qui ne devrait pas trop tarder j’espère.


Access42 : Un message aux candidats à l’élection présidentielle et au-delà, au monde politique ?

Emmanuelle : Je ne me suis sentie citoyenne qu’à deux reprises ! Quand M. Mélenchon et M. Macron ont rendu accessible leurs meetings en live avec la vélotypie (sous-titrage en temps-réel) et l’interprétariat en LSF. Les candidats font souvent l’erreur de mettre soit la vélotypie, soit la LSF mais jamais les deux.

Pourquoi faut-il le sous-titrage et la LSF ? Tout simplement parce qu’il y a des personnes sourdes et malentendantes qui utilisent la langue des signes comme première langue, alors que d’autres ne la maitrisent pas du tout et ont besoin du sous-titrage. Il faut donc les deux pour satisfaire les 6 millions de personnes sourdes et malentendantes.

Jusqu’ici la qualité du sous-titrage pendant les débats télévisés a été plus ou moins bonne, avec un décalage énorme. Je conçois qu’il est difficile de sous-titrer en direct mais il est possible de faire mieux. De plus, pas un seul débat télévisé n’a été accessible en LSF ! France Télévisions a promis de mettre la LSF pendant le débat de l’entre-deux tours. Cela ne vous choque pas qu’un seul débat sur les dizaines soit en LSF ? Moi, si !

Le deuxième moment, c’était mardi 4 avril, lors du débat télévisé avec les 11 candidats. M. Hamon a pris l’initiative pendant la support-party de rendre le débat accessible avec LSF et vélotypie sans décalage avec Aditevent. C’était un moment très fort, je me suis sentie comme tout le monde.

Malheureusement, ce dispositif n’était pas diffusé sur Internet faute de droits à l’image : seule une poignée de personnes sourdes et malentendantes parisiennes a pu en profiter ! Il faut généraliser ce dispositif sur la télévision et/ou le diffuser par Internet en live, ce qui est de plus en plus utilisé par les médias et le public.

On ne veut plus être considérés comme des citoyens de seconde zone. Osez parler du handicap pendant votre campagne présidentielle et les débats télévisés ! Nous sommes 12 millions de personnes handicapées en France et nos votes comptent.

À propos

  • Équipe Access42

    Access42 est un cabinet de conseil français spécialisé en accessibilité numérique. Ses services incluent des audits d’accessibilité (RGAA, WCAG, RAAM, norme européenne EN 301 549), de l’accompagnement personnalisé ainsi que des formations à l’accessibilité adaptées à tous les métiers du numérique.

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