Interview de Laetitia Giannettini, Senior UX strategy, research and design consultant chez Telono (Suisse)
Série Traduction WCAG 2.2
Pour célébrer la publication de la traduction officielle en français des WCAG 2.2 (Web Content Accessibility Guidelines), faites connaissance avec Laetitia Giannettini, consultante UX senior spécialisée en stratégie, recherche et design chez Telono, en Suisse.
Laetitia œuvre en tant qu’ergonome depuis 1999, et s’engage depuis 2007 en faveur de l’accessibilité numérique.
Dans cette interview, elle partage avec générosité les grandes étapes de son parcours en tant qu’experte UX spécialisée en accessibilité numérique.
Elle revient aussi sur son expérience en tant que membre du comité de traduction des WCAG du W3C (World Wide Web Consortium), un travail d’envergure mené par une quarantaine de partenaires francophones, et coordonné par Access42.
Un grand merci à Laetitia de s’être prêtée au jeu de l’interview !

Access42 – Bonjour Laetitia ! Pouvez-vous vous présenter s’il vous plaît ?
Laetitia Giannettini – Je m’appelle Laetitia Giannettini, j’ai 51 ans. Cela fait depuis 1999 que je travaille en tant qu’ergonome des systèmes interactifs, en particulier dans le web. J’ai l’impression d’avoir eu la chance d’avoir vu grandir le web, du moins l’explosion de son usage sur Internet.
Et le web en étant devenu largement applicatif, on le trouve de partout, pas uniquement dans les applications grand public, mais aussi dans les applications métiers ou d’administration publiques. Ce qui me fait revenir pour mon plus grand bonheur aux problématiques liées au travail et à l’activité réelle des êtres humains.
J’ai une formation initiale en sciences cognitives et en ergonomie et j’ai découvert l’accessibilité en 2007 pour rendre le contenu web accessible aux personnes handicapées grâce à un collègue, Michel Beche, à qui je me permets de faire un clin d’œil.
Ensuite, j’ai vraiment compris quels étaient les enjeux de l’accessibilité grâce à l’un des fondateurs d’Access42, malheureusement aujourd’hui disparu, Jean-Pierre Villain, qui, on ne le répétera jamais assez, a eu et a encore finalement, un apport fondamental pour l’accessibilité dans le monde francophone, notamment avec le référentiel général d’amélioration de l’accessibilité (RGAA) publié par l’administration publique française.
Access42 – En quoi consiste votre travail en tant que Senior UX strategy, research and design consultant chez Telono, en Suisse ?
Laetitia Giannettini – Il consiste à accompagner nos clients à la définition et à la conception de produits numériques qui répondent à la fois aux exigences de l’organisation et des parties prenantes internes et aux besoins et attentes réelles des utilisateurs finaux. Pour créer une bonne expérience utilisateur ou UX !
Cela passe, entre autres, par la réalisation d’activités dites UX dans le cadre du processus structuré, mais souple du processus de conception centrée sur l’humain (ou sur l’utilisateur), apparenté à l’esprit du design thinking pour lequel l’approche empirique de terrain est importante, tout comme elle est centrale, et ce depuis le début, dans l’approche de l’ergonomie francophone.
Mes interventions dépassent également le numérique : je suis intervenue par exemple pour l’évaluation et les recommandations d’amélioration de cartes d’orientation pour les transports publics genevois, ou encore pour l’amélioration des bulletins de vote papier pour l’État de Genève.
Un des concepts clés en ergonomie, c’est la compréhension de l’écart entre la tâche prescrite (le normé, le formel, les choses telles qu’elles devraient être faites, telles que pensées par l’organisation) et l’activité réelle des opérateurs humains (comment les utilisateurs vont réaliser leur tâche, les stratégies compensatoires qu’ils mettent en place pour quand même faire bien leur travail alors que l’outil ou les conditions ne sont pas toujours adaptées).
L’enjeu est de comprendre le pourquoi et le comment de cet écart afin de concevoir ou d’améliorer l’outil pour que la réalisation des tâches se fasse avec le plus de fluidité, de facilité et de satisfaction.
Et le pourquoi et le comment de cet écart, ce sont avec des méthodes de recherche utilisateur ou UX que l’on peut les découvrir, après avoir défini une stratégie UX pour le produit à concevoir ou designer.
Access42 – Quel a été votre parcours avant de rejoindre Telono ?
Laetitia Giannettini – J’ai débuté chez Siemens, dans l’équipe chargée de l’imagerie médicale.
Cela a été génial, car l’équipe m’a de suite fait confiance sur le fait qu’il était nécessaire que je puisse aller voir sur place les radiologistes dans les hôpitaux si elle souhaitait que je puisse concevoir des produits numériques utiles, utilisables et satisfaisants. Je me suis donc déplacée dans les principaux centres hospitaliers universitaires pour mener des entretiens utilisateurs sur le terrain.
J’ai ensuite exercé dans une agence près de Paris, où l’on a commencé à 2-3 avec les fondateurs et où j’ai largement contribué à mettre en place les processus, outils et méthodes pour la recherche utilisateur, notamment les tests utilisateurs.
Je me souviens que c’étaient souvent des moments de révélation pour nos clients, qui découvraient, parfois avec stupeur, comment leurs produits et services étaient utilisés par leurs audiences cibles.
Je suis originaire de la région du « grand Genève », comme on l’appelle ici, et j’ai grandi dans le pays de Gex, à 10 minutes à pied de l’entrée du Cern où le web est né avec Tim Berners-Lee, qui a donné la définition la plus juste de l’accessibilité du web, finalement :
« Le pouvoir du Web est dans son universalité. L’accès pour tous, quel que soit le handicap, est un aspect essentiel. »
J’ai eu envie de revenir à mes montagnes et au lac Léman, et après un détour dans une SSII (société de services en ingénierie informatique) à Genève, j’ai rejoint Florian Egger chez Telono : j’avais déjà travaillé en partenariat avec Florian pour une recherche utilisateur internationale, pour laquelle la diversité culturelle était partie intégrante du sujet de l’étude.
Access42 – Pourquoi avez-vous souhaité faire partie du groupe de relecture officiel de la traduction des WCAG 2.2 en français ?
Laetitia Giannettini – J’ai été approchée par Sylvie Duchateau pour la traduction des WCAG 2.1 à laquelle j’avais participé. Comme Sylvie fait partie, avec Jean-Pierre Villain, des personnes que j’estime beaucoup et qui m’ont formée à l’accessibilité, j’ai répondu assez naturellement oui.
Outre le fait de contribuer à l’effort collectif, j’apprécie ces moments d’échanges du point de vue individuel, car ils alimentent mon besoin de faire partie d’une communauté qui comprend et partage des valeurs communes. On se sent moins seule.
Access42 – Qu’avez-vous pensé de la façon dont Access42 a coordonné le travail du comité de relecture ?
Laetitia Giannettini – Franchement, impeccable. Vous avez fait un gros travail préparatoire et de suivi, c’est top. J’aime le cadre bienveillant. Je ne suis pas une développeuse et je découvre l’outil GitLab que vous utilisez et que j’ai trouvé efficace pour gérer cette traduction collective.
Access42 – Pourriez-vous présenter brièvement l’état de l’accessibilité numérique en Suisse ?
Laetitia Giannettini – Du point de vue légal, la Suisse applique depuis 2004 la loi fédérale sur l’élimination des inégalités frappant les personnes handicapées (Loi sur l’égalité pour les handicapés, LHand et son ordonnance d’application, OHand).
Cette loi a un volet sur l’accessibilité numérique avec les directives fédérales P028 pour l’aménagement des sites Internet facilement accessibles, qui ont été approuvées en 2010 et qui se basent sur les WCAG du W3C.
La Suisse a aussi ratifié la Convention des Nations unies relative aux droits des personnes handicapées en 2014, et a signé en 2017 la déclaration sur la cyberadministration à Tallinn avec la Commission européenne, s’engageant à rendre les prestations publiques numériques accessibles à tous, y compris aux personnes handicapées.
Plus récemment, la norme eCH-0059, qui reprend les directives fédérales, a été révisée en 2020. Cette norme fait partie des normes en cyberadministration et s’applique à toutes les informations et prestations numériques (offres Internet et applications mobiles) fournies par la collectivité et les entreprises concessionnaires.
Par collectivité, on entend tous les organismes publics au niveau fédéral, les entreprises proches de l’État et les autres organismes de droit public (comme les universités, hôpitaux, bibliothèques).
Du point de vue pratique, je pense qu’il y a encore du chemin pour la réalisation effective, mais cela est en marche.
À noter la présence, en Suisse, de la fondation Accès pour tous, qui œuvre à promouvoir et à former à l’accessibilité numérique et qui réalise un travail de fond depuis longtemps. C’est également un organisme de certification : son site web montre des exemples de sites web et d’applications mobiles certifiés accessibles.
Access42 – Selon vous, la Suisse est-elle en avance ou en retard sur le sujet ? Pourquoi ?
Laetitia Giannettini – L’obligation d’accessibilité est sans équivoque pour les services numériques au niveau fédéral.
La norme eCH-0059 préconisée pour les administrations décentralisées, notamment pour le niveau cantonal et municipal, s’apparente plutôt à une recommandation. Elle donne le cadre et le référentiel à la collectivité pour mettre en œuvre leurs services numériques selon les critères de l’accessibilité, mais elle n’impose rien et ne semble pas prévoir de sanction.
Je trouve intéressante la formulation dans le document de la norme : « la présente norme eCH s’applique à tous ceux qui l’acceptent comme étant contraignante, afin de garantir les obligations légales d’accessibilité des services publics »
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Que se passe-t-il si une collectivité ne l’accepte pas comme « contraignante » ? Je trouve que, pendant longtemps, l’obligation et le périmètre d’application n’étaient pas assez explicites, et que la Suisse a pris du retard.
Cependant, les choses bougent : de plus en plus de cantons suisses intègrent aujourd’hui de façon effective et opérationnelle la prise en compte de l’accessibilité dans la conception et le développement de leurs offres numériques. Nous sommes intervenus, avec Telono, pour la cyberadministration du canton de Fribourg notamment.
Aussi, le chemin est encore long pour que cette prise en compte effective diffuse à tous les niveaux de la collectivité, mais cela évolue.
Le 21 novembre 2024, un colloque e-accessibilité a été organisé entre autres par La Poste Suisse, le Secrétariat de l’Administration numérique suisse (ANS) et les Chemins de fer fédéraux suisses (CFF). C’était en ligne et gratuit.
On y a découvert l’Alliance pour l’inclusion numérique en Suisse (ADIS) : c’est une plateforme collaborative qui réunit entreprises, institutions académiques, pouvoirs publics et société civile. Je me réjouis de cette initiative !
Je pense que les liens avec l’Union européenne (UE) vont également faire bouger les lignes pour les entreprises privées en Suisse. En effet, comme vous le savez, toutes les entreprises, sauf celles de moins de 10 salariés ou générant moins de 2 millions d’euros de chiffre d’affaires, devront se conformer aux exigences d’accessibilité, conformément à la directive biens et services : ceci s’applique à toutes les entreprises suisses qui proposent des produits et services dans l’UE.
Access42 – Sur LinkedIn, Telono indique avoir intégré dans ses pratiques les principes de conception accessible, autant au niveau des interfaces utilisateurs et du contenu que du code, et ce depuis 2005. En quasiment 20 ans, l’attitude et les attentes de vos clients vis-à-vis de l’accessibilité ont-elles évolué ? Si oui, comment ?
Laetitia Giannettini – Pendant longtemps, il n’y avait pas de demande directe de prestations en accessibilité. Cependant, même si ce n’est pas explicitement demandé par les clients, nous respectons, dans les prototypes que nous concevons, les critères notamment fonctionnels de l’accessibilité, comme les contrastes, les libellés proches des champs de formulaire, etc.
Concernant le code, chez Telono, nous ne réalisons pas de développement front-end et, en tant qu’ergonome, le développement web n’est pas mon cœur de métier. Mais nous sommes capables de fournir des recommandations et ressources aux développeurs, et surtout une compréhension du pourquoi des critères.
Plus récemment, je pense que la stratégie de transformation numérique menée par l’Administration suisse (ANS) d’une part, et la norme eCH portée par la Confédération et les cantons d’autre part, a accru sa présence en Suisse romande en y trouvant des relais avec, par exemple, l’association « eGov Innovation Center » qui est un centre de compétence en cyberadministration.
Nous avons vu il y a un ou deux ans plusieurs appels d’offres publics émanant de cantons ou de villes demandant un accompagnement pour la mise en place de l’accessibilité dans les projets.
Ce n’est pas encore beaucoup, mais je pense que la tendance est au renforcement de ce type de demandes.
Access42 – Souhaitez-vous ajouter quelque chose, ou passer un message supplémentaire à propos de l’accessibilité numérique ?
Laetitia Giannettini – Je me souviens des discussions que j’avais avec Jean-Pierre Villain, dont la dernière en cours qui me semble en suspend, car nous ne l’aurons jamais terminée.
Il me disait, je pense à juste titre, que le fait d’être conforme aux critères d’accessibilité garantissait un premier niveau de sécurité d’accès au contenu, mais que cela ne garantissait pas forcément une bonne expérience utilisateur pour les personnes handicapées.
L’approche normative est nécessaire – et on voit bien que la conformité aux normes est encore loin d’être atteinte –, mais elle ne suffit pas.
On avait parlé des WCAG 3 (horizon 5 à 10 ans) et le fait de réaliser des tests utilisateurs afin de pouvoir prendre en compte le ressenti utilisateur, la difficulté méthodologique résidant, dans le cadre de normes, à rendre ce type de tests reproductibles et robustes.
La réflexion est à poursuivre et le futur encore à écrire…